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bey n'y intervenait pas; chaque tente, chaque gourbi, taxés par le suzerain héréditaire, versaient entre ses mains le montant de leur impôt, sans que l'autorité turque exerçât aucun contrôle sur les relations fiscales entre le prince et le sujet. Le cheïkh de la Medjana exerçait un droit de haute et basse justice sur les terres de sa dépendance, sans avoir de compte à rendre à l'administration centrale. C'était, comme on le voit, un état dans l'état.

Les obligations du feudataire envers le beylik se bornaient à payer la redevance annuelle, signe de son vasselage, et à protéger le mouvement des troupes turques qui traversaient le territoire d'Alger å Setif. L'influence exercée par cette famille, on pourrait dire par cette dynastie, ne s'explique pas seulement par son ancienneté, par son origine religieuse, par le long exercice d'une autorité traditionnelle; elle repose sur une autre base plus solide, plus terrestre, et non moins respectable aux yeux des Arabes les impôts prélevés, chaque année, par le chef de la principauté sur les tribus de sa dépendance, ne devaient pas, à l'époque turque, s'élever à moins de sept cent mille francs (1).

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Après avoir exposé les moyens par lesquels l'ancêtre des Mokrani parvint à impressionner l'esprit turbulent des Kabiles et à s'implanter ensuite sur le sol où nous les voyons aujourd'hui, nous raconterons quelques scènes de famille et leur manière d'être entre eux; les cruautés qu'exercerent souvent les uns contre les autres des hommes sans bien, agités par un insatiable besoin de mouvement, et qu'enflammaient la jalousie et l'esprit d'insubor

(1) Carette, Exploration scientifique.

dination. Nous parlerons aussi du rôle qu'ils jouèrent au dehors.

A une époque où la trahison et le meurtre faisaient partie intégrante de l'art de régner, on vit souvent les intrigues et les querelles de famille, que les Turcs alimentaient et utilisaient à leur profit, se dénouer par le sabre et le poison. Car ce n'était pas toujours les armes à la main et loyalement que les Turcs descendaient dans la lice; ils avaient, suivant le temps, les circonstances et les hommes, recours à des procédés moins belliqueux. Tout crime était excusé, pourvu qu'il réussît.

D'un autre côté, les expéditions militaires, comme en Europe, sous l'anarchie féodale, avaient un caractère de dévastation à la prussienne et de brigandage, dont le souvenir s'est perpétué. Les chefs, livrés à eux-mêmes, se faisaient entre eux de nombreuses et continuelles guerres privées. On menait alors une vie turbulente et batailleuse dans laquelle le pillage était l'objet principal, et toutes ces barbaries s'exerçaient avec l'indifférence de l'habitude. Quant au peuple, il était obligé d'être pauvre, c'est-à-dire d'affecter la misère, pour échapper aux exactions des puissants.

Nous ne devons porter aucun jugement sur des fails qu'il convient d'apprécier, non pas au point de vue de nos idées actuelles et de notre civilisation; mais avec l'esprit du siècle, c'est-à-dire en nous représentant les choses au milieu de toutes les circonstances qui les entouraient et de la politique de l'époque. Ce serait injuste de les apprécier autrement; car l'homme ne s'affranchit que rarement des influences au sein desquelles il s'élève et il vit. Cela nous donnera le droit d'être impitoyables à

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Au deuxième siècle de l'hégire, vers l'époque où les musulmans poussaient leurs envahissements jusqu'au pied des montagnes guerrières dans lesquelles l'Espagne disputait encore son indépendance, et pendant que le khalife Abd-er-Rahman Ier fondait le royaume de Cordoue, une grande insurrection éclatait en Orient, au berceau même de l'islamisme.

Hoceïn, issu d'Ali, gendre du prophète, prenait les armes à la Mecque et se révoltait contre El-Hadi, khalife de Bagdad. Hoceïn ayant été vaincu et tué, bon nombre de ses partisans, dès lors en butte aux persécutions du vainqueur, émigrèrent en Afrique. Parmi eux, se trouvait Idris, oncle d'Hoceïn. Idris parvint à s'éloigner, et, en l'an 170 (786 de J.-C.), il allait chercher un refuge å Oulili, dans le Maroc. C'était l'époque où les royaumes s'élevaient et tombaient avec une étonnante rapidité. La fortune d'Idris fut prodigieuse, car, soutenu par plusieurs tribus berbères ralliées à sa cause, il détacha pour toujours ce pays de l'empire des Abbacides, et y forma un royaume, dont Fez, que fonda plus tard son fils, Idris le Jeune, devint la capitale.

Idris Ier, empoisonné par un émissaire d'Aroun-erRachid, l'ami de Charlemagne, légua ses états à ses descendants, qui, malgré leurs divisions et leurs sanglantes querelles, maintinrent leur grandeur pendant près de deux siècles, et parvinrent nême à un degré de puis

sance alarmant pour l'autorité des khalifes. Tlemsen était également devenu le siége d'une vice-royauté pour les princes de leur famille.

Vers l'an 350 de l'hégire, le royaume idrissite commençait à chanceler et devait bientôt disparaître; il ne s'agissait plus alors de conquérir, mais de se défendre. Hacen-ben-Idris, dernier souverain de cette race, refusa de se soumettre à la suzeraineté des khalifes de Cordoue. Le célèbre ministre Oméïade-el-Mansour envoya contre lui des troupes d'Andalousie; une rencontre eut lieu, dans laquelle Hacen, battu, eut la tête tranchée. Les derniers membres de la famille idrissite, démoralisés par la défaite, se dispersèrent et continuèrent à vivre dans les montagnes, parmi les Berbères du Moghreb, où ils se dépouillèrent de toutes les marques de leur origine et adoptèrent la vie nomade, afin d'échapper aux dangers qui les entouraient (1).

Si nous nous en rapportons aux généalogies un peu légendaires et même romanesques, conservées sur parchemin par les Mokrani, il faudrait admettre qu'ils sont cherifs, c'est-à-dire descendants de la famille royale dispersée des Idrissites, issue de Fatima, fille du prophète. Cette origine paraît mieux sonnante que toute autre. Du reste, ajoutons que chaque musulman cherche à se rattacher par quelque lien, si faible qu'il soit, à la postérité de Mahomet. En présence d'assertions et de témoignages, même sur parchemin, qui peuvent être apocryphes, je ne me trouve pas suffisamment autorisé à faire prévaloir l'une ou l'autre des versions qui

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(1) Ibn-Khaldoun.

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ont cours dans le pays sur l'origine des Mokrani. Cette réserve est motivée par le manque de moyens de contrôle pour mettre la vérité à la place de contes, parfois absurdes, auxquels la crédulité et l'absence de tout esprit d'observation ont pu seules donner crédit.

Diverses traditions locales attribuent aux Mokrani une souche plus humble que celle du prophète, et ne remontant pas à une aussi haute antiquité. Il y a une certaine opportunité à les citer séparément.

Les uns les disent originaires des Beni-Abbas, berceau de leur famille, et, par conséquent, de race purement berbère. Du reste, le nom de Mokran semblerait le prouver. Le mot kabile Amokran signifie grand, chef, aîné de la famille; il est l'opposé du nom assez répandu de Amzeïan, qui, dans la même langue, signifie le petit, le cadet. D'autres les font descendre de la peuplade des Aïad, qui, à l'approche d'une invasion arabe, se vit obligée d'abandonner son territoire devant le flot conquérant et de se retirer chez les Beni-Abbas.

L'historien Ibn-Khaldoun nous apprend que, vers l'an 1300 de notre ère, la fraction des Mortafa (Metarfa) des Aïad avait pour chefs les Beni-Abd-es-Selam et les BeniGuendouz. Ce serait donc des Abd-es-Selam que serait issue la famille des Mokrani, et aujourd'hui encore, ils se considèrent comme formant la branche aînée. La branche cadette, ou plutôt collatérale, des Oulad-Guendouz serait entrée dans la famille par suite de quelque alliance. Mais un fait qui explique encore cette origine déduite des événements, c'est la possession de vastes territoires, par les Abd-es-Selam et les Oulad-Guendouz, au pied des OuladHannach, précisément dans la localité où Ibn-Khaldoun

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