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altaquaient par mer; mais pendant cette nuit un nombre considérable de musulmans succomba. Ceux venus par mer éprouvèrent peu de pertes, parce qu'après avoir effectué quelques captures, ils parvinrent à s'éloigner rapidement à force de rames, et à se mettre à l'abri. Le lendemain, une grande panique éclata dans la ville par suite des lamentations et des cris de désespoir que poussaient les familles de ceux qui avaient succombé dans l'attaque dirigée du côté de la montagne.

« Ce jour là, arriva à Bougie l'émir Abou Farès, fils du sultan Abd el-Aziz, amenant avec lui des guerriers accourus de toute la contrée. Les deux fils du sultan, Abou Farès et Abou Abd Allah, allèrent au milieu de tous ces combattants pour la guerre sainte. Ils se firent accompagner par quatre principaux eulema de la ville, et se rendirent ensemble parmi les guerriers musulmans, dont le nombre était tellement considérable, qu'il est impossible de le fixer ceux-ci, étaient tous campés dans les jardins au-dessous de la ville. Les marabouts, les gens de loi et les ascètes de la localité, parcouraient les rangs, prêchant la guerre sainte, pour enflammer les courages. Les musulmans se séparèrent en deux corps; les uns gravirent la montagne et les autres montèrent dans les barques. Les fils du sultan, sortant par Bab Sadat et Bab Amsiouen, se mirent à la tête du gros de leur troupe. L'attaque eut lieu en même temps par terre et par mer; les guerriers musulmans s'appelaient les uns les autres de tous côtés, et ils s'avancèrent ainsi jusqu'à la crête qui sépare le quartier de Sidi Aïssa de la ville. Mais à ce moment, les chrétiens franchissant, tous à la fois et brusquement, leurs palissades, refoulèrent tous les assaillants

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jusqu'aux murailles de la ville et en massacrèrent un grand nombre. Dans plusieurs attaques successives, ils essayèrent même de s'emparer des portes. C'est là que, poussés par la foule de fuyards, beaucoup de musulmans tombèrent écrasés. Parmi les martyrs de la foi, on comptait des hommes religieux, des eulema, des marabouts et des Maures andalous réfugiés à Bougie.

» Abou Mohammed ben Otman, prédicateur de la grande mosquée, raconte que, dans cette journée, le nombre des victimes s'éleva à quatre mille cinq cent cinquante, gisant dans l'espace compris entre les deux portes de la ville. Mon père, ajoute-t-il dans son livre, était parmi les morts; je retrouvai son cadavre percé de trois blessures. Les deux princes succombèrent également.

> La nouvelle de ce désastre, avec le récit de tout ce qui s'était passé depuis le jour du débarquement des chrétiens, parvint au sultan Abd el-Aziz. On lui rendit compte. des propositions d'aman faites aux habitants de la ville, s'ils voulaient consentir à capituler, sur quoi les Andalous réfugiés avaient dit : « Nous connaissons, par expérience, le peu de confiance qu'il faut avoir dans les promesses de ces infidèles; ils sont traitres et perfides à leur serment. » C'est ce qui avait déterminé les habitants de Bougie à repousser les offres de paix et à résister.

» La mort de ses deux fils affligea profondément le sultan Abd el-Aziz; mais il trouva la consolation de sa douleur, en songeant que Dieu leur accorderait sa miséricorde en récompense de leur zèle pour la foi. Le sultan se hâta d'envoyer à Bougie les troupes qui restaient auprès de lui, ainsi que les Arabes et les Kabiles de la contrée. Cependant, depuis qu'Abd el-Aziz était maitre

de Constantine, l'émir Abou Beker, son rival, s'était retiré dans le Belezma (1). Dès qu'il apprit le débarquement des chrétiens à Bougie, il se rendit dans cette ville avec les guerriers dont il disposait. Pendant huit jours, il combattit comme un lion en furie, empêchant les habitants de s'enfuir afin de les forcer à la résistance. Cela dura jusqu'au cinquième jour du mois de safar de l'an 915 (25 mai 1510). La mésintelligence régnait entre les troupes du sultan et celles amenées par le prince Abou Beker; les chrétiens en profitèrent pour pénétrer dans les rues de la ville. Le lendemain, ils firent une attaque générale par terre et par mer. L'émir Abou Beker, qui s'était retiré auprès du château de l'Étoile, fut sur le point de tomber entre les mains de l'ennemi, et beaucoup de ses soldats succombèrent martyrs autour de lui. L'émir parvint cependant à sortir de la ville; mais une troupe de musulmans, enveloppée dans les rues, fut massacrée. Les habitans de Bougie avaient abandonné leurs maisons au point du jour, dès qu'ils s'étaient aperçus que les chrétiens s'étaient rendus maîtres du haut de la montagne. Voyant qu'il n'y avait plus pour eux aucun espoir de salut, ils avaient compris qu'il ne leur restait qu'à se sauver avec leurs femmes et leurs enfants (2). Si El-Moufok, Si Salah et Si El-Hamlaoui, enfants de l'émir Brahim, mis à mort par son cousin le sultan Abd el-Aziz, se sauvèrent également. Ces trois

(1) Belezma, pays situé auprès de Batna.

(2) Mariana dit à ce sujet : Les Espagnols ayant trouvé un endroit de la vieille cité abandonné, plantèrent leurs échelles aux murailles, tandis qu'une autre colonne, descendue de la montagne en un ordre formidable, abordait aussi la ville avec audace et l'emportait d'emblée.

personnages, enfermés dans les prisons de la ville, avaient profité de la présence de l'émir Abou Beker pour réclamer leur mise en liberté. Ils sortirent, en effet, et combattirent à côté de leur protecteur jusqu'au dernier moment de résistance. »>

Tel est le récit du chroniqueur arabe, qui diffère sensiblement de ceux des écrivains européens; chacun, du reste, s'est fait le panégyriste de sa nation. On a pu remarquer aussi que l'époque de la prise de Bougie, donnée par les uns et les autres, ne concordait pas non plus. L'année commençait alors au mois de mars; ainsi Bougie aurait été enlevé le jour des Rois de l'an 1509, ancien calendrier, en admettant la version espagnole qui relate la prise aussitôt après le débarquement; le récit indigène parle, au contraire, d'une résistance assez prolongée. Quoiqu'il en soit, la question de date ne paraît point tranchée par l'inscription commémorative suivante, encastrée au-dessus de la porte de la Kasba.

FERDINANDVS
V'REX HISPA
NIAE INCLITVS
VI ARMORVM

PERFIDIS AGA

RENIS HANC

ABSTVLIT VR

BEM ANNO

MDVIIII

Ferdinand V, illustre roi d'Espagne, a enlevé par la

force des armes cette ville aux perfides enfants d'Agar, en l'an 1509. »

Voici ce que nous lisons dans une note de l'ouvrage de M. Henri Fournel (1):

M. Carette, se fondant sur cette inscription, qui dit formellement que Bougie fut pris par les Espagnols en 1509, considère qu'il y a erreur d'une année dans l'indication de 1510, fournie par Marmol. Mais, j'avoue, qu'en présence de cette affirmation de Marmol (l'Afrique, liv. V, t. I, p. 416), qui avait accompagné Charles-Quint dans son expédition de 1535 et qui connaissait certainement l'inscription citée (2); en présence de la confirmation donnée par le langage si minutieusement précis de Ferréras, qui dit, sous l'année 1510: « Il (le comte Pierre » Navarro) eut durant quelques jours un gros temps; mais » à la fin, il prit terre et débarqua ses troupes, le sixième » jour de Janvier, » je suis porté à penser que la date de 1509, adoptée dans l'inscription de la kasba, veut seulement dire que l'expédition était partie d'Ivice dans les derniers jours de 1509. ›

Ajoutons que Mariana, dans son Histoire générale d'Espagne (3), fait partir la flotte d'lvice le 1er janvier 1510.

La prise de Bougie, qui continuait si heureusement la croisade commencée par le cardinal Ximénès, provoqua dans toute la chrétienté les sympathies religieuses. En France, on s'en réjouit publiquement, comme le prouve un passage des manuscrits de Dupuy : « La cour du parlement, pour rendre grâces à Dieu de la victoire du roi d'Aragon, délibéra qu'un Te Deum serait chanté et des

(1) Rich. minér. de l'Algérie, t. II, p. 54, note 5.

(2) Il y a lieu de remarquer qu'ici, contrairement à son habitude, Marmol rectifie Jean Léon, qui fixe la prise de Bougie à l'an 917 de l'hégire (1511 de J.-C.).

(3) Liv. XXIX, ch. XCIII, t. v, 2 part., p. 660-661.

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