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devina le danger et courut se réfugier à Mellala (1), endroit situé à un parasange de Bougie. Les Beni Ouriagol, puissante tribu Sanhadjienne qui occupait cette localité, le prirent sous leur protection et préférèrent encourir la colère du sultan que de lui livrer leur hôte. Il était encore là, quand il rencontra, pour la première fois, Abd el-Moumen, le même qu'il devait nommer plus tard chef des Almohades. Ce jeune homme allait en pélerinage avec son oncle; mais il plut tant à Ibn Toumert par son savoir, que ce docteur le garda auprès de lui et en fit son élève (2).

Yahïa, fils et successeur d'El-Aziz, monta sur le trône en 512 (1121-5); d'un caractère mou et efféminé, il jouit pourtant d'un long règne. Dominé par les femmes et entraîné par l'amour de la chasse, il ne songea qu'à s'amuser, pendant que l'empire tombait en dissolution et que les tribus Sanhadjiennes s'éteignaient successivement autour de lui. En l'an 543 (1148-9), il se rendit à la Kalâa pour y faire des perquisitions et en emporter tous les objets de valeur qui y restaient encore.

Son général, Motarref, marcha par son ordre contre la ville saharienne de Touzer qui s'était révoltée, et l'emporta de vive force. Dans une seconde expédition, Motarref s'empara de Tunis et mit le siége devant El-Méhédïa, sur l'annonce que Roger, roi de Sicile, avait traité avec

(1) Mellala est encore de nos jours un petit village de la tribu des Beni bou Msaoud, sur la rive gauche de la Soumam, à quatre lieues de Bougie.

(2) Ailleurs, lbn Khaldoun dit qu'Abd el-Moumen, porteur d'une missive de ses condisciples de Tlemsen, vint inviter Ibn Toumert à se rendre parmi eux.

l'émir de cette ville, ce qui était vrai. Les gens de Méhédïa avaient écrit au sultan de Bougie, Yahia, pour l'entrainer à marcher sur leur ville, qu'ils s'engageaient à lui livrer. Il les crut et envoya des troupes par terre et des bâtiments par mer, sous les ordres de Motarref. La vigoureuse résistance que cette place lui opposa le fit renoncer à sa tentative et reprendre le chemin de Bougie.

L'historien El-Kaïrouani assure que la retraite de l'armée de Bougie fut motivée par l'arrivée devant El-Méhédia d'une flotte chrétienne, que Roger, roi de Sicile, envoyait à son secours. Du reste, quelques années plus tard, en 537 (1142), la flotte du roi Roger, faisant voile vers les états hammadites, vint prendre et saccager Gigelli qui appartenait au sultan de Bougie, se vengeant ainsi du secours que celui-ci avait porté à El-Méhédia.

En 1136, le chroniqueur officiel de la république de Gènes annonce une invasion de la capitale des Hammadites. «Cette année, dit simplement Caffaro, sans donner d'ailleurs ni la cause, ni le prétexte de l'agression, douze galères génoises cinglèrent sur Bougie, y prirent une grande et riche galère, et revinrent en emmenant beaucoup de Sarrasins, entre autres Polphet, frère de Matarasse. Chaque galère retira un grand profit de la vente du navire (1). D

Cependant le Méhédi Ibn Toumert et son élève favori, Abd el-Moumen, que nous avons laissés à Mellala, auprès de Bougie, prirent la route du Moghreb et se ren

(1) Caffaro, Annales Génoises. De Mas-Latrie. L'individu que l'écrivain génois nomme Matarasse est peut-être Motarref, général du sultan Yahïa, qui s'empara de Tunis en 1148. Quant au nom de Polphet, il est trop défiguré pour que nous cherchions à le reconstituer.

dirent à Tlemsen, puis à Maroc, où le Méhédi recommença son rôle de réformateur. Plusieurs tribus se rallièrent à sa cause et lui prêtèrent le serment de fidélité. C'est alors qu'Ibn Toumert prit le titre de Méhédi (celui qui dirige), et donna à ses partisans le nom de Mowahedin (Almohades, unitaires). Trois ans plus tard, la doctrine de Méhédi avait fait des progrès immenses; son armée se composait de quarante mille fantassins et de quatre cents cavaliers avec lesquels il parcourait le pays, battant ses ennemis dans toutes les rencontres.

En l'an 522 (1128), le Méhédi mourut après avoir légué l'autorité souveraine à son principal disciple, Abd el-Moumen. Celui-ci prit le commandement des Almohades en l'an 524 (1130), et entreprit aussitôt une série d'expéditions lointaines. Les Berbères accoururent en troupes de toutes les parties du Moghreb, afin d'embrasser la cause des Almohades et de se soustraire à la domination des Almoravides. Les armées d'Abd el-Moumen s'emparèrent successivement de Tlemsen, de Fez, de Maroc et d'autres villes de moindre importance. Sorti de Maroc vers la fin de l'an 546 (mars 1152), sous prétexte d'aller combattre les chrétiens, il se rendit à Ceuta, et quand il eut reconnu que les affaires d'Espagne marchaient à son gré, il prit la route de Bougie.

L'armée de Yahïa, sultan de Bougie, essayant de lui barrer le passage, éprouva une défaite qui entraîna la chute de la ville. Yahïa eut à peine le temps de s'embarquer avec ses trésors dans deux navires qu'il tenait toujours prêts en cas de revers, et alla prendre terre å Bône, d'où il se rendit à Constantine, ville qu'il remit plus tard à Abd el-Moumen. Ayant ainsi mérité la clé

mence du vainqueur, il obtint l'autorisation d'aller vivre à Maroc, sous la protection et aux frais du gouvernement almohade. Ce fut dans cette ville qu'il finit ses jours.

Sur ces entrefaites, les Almohades prirent d'assaut ElKalaa, et la détruisirent de fond en comble.

Dix-huit mille cadavres, dit-on, attestèrent la fureur des vainqueurs.

On ne sait quel fut alors le sort de la population chrétienne d'El-Kalâa. Nous ignorons si la ville de Bougie, qui était si hospitalière pour les marchands chrétiens venus de l'étranger, abrita l'évêque d'El-Kalâa. L'Espagnol Marmol, qui publiait au xvIe siècle les notes recueillies pendant son esclavage en Afrique, disait :

La rivière de Bougie passe sur la pente de la montagne, dont les habitants se vantent d'être chrétiens d'origine et sont fort ennemis des Arabes. D'ailleurs, par un ancien usage, ils se font une croix à la joue ou à la main, sans autre raison, à ce qu'ils pensent, que de marquer leur origine.

Faut-il croire que ces individus soient réellement les descendants des anciennes populations chrétiennes ? C'est possible, et je dois même signaler quelques traditions que j'ai recueillies dans le pays de Bougie, de la bouche de ceux qui se disent être fils de Romains ou chrétiens, ce qui, pour eux, est synonyme :

1o Les Aït Ali ou Rouma, dans la tribu des Oulad Abd el-Djebbar, sur la rive droite de l'Oued Soumam; tous les habitants de cette fraction, qui se compose de trois villages, sont très-fiers et très-jaloux d'une origine qui les fait descendre, assurent-ils, des anciens possesseurs de Bougie (Salda). Ils appuient leurs prétentions sur

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l'analogie même du nom de leur fraction, et sur la réputation de bravoure qu'ils ont su mériter pendant les guerres intestines et même en combattant contre nous;

2o Le village d'Irzer el-Kobla, dans la fraction des Aït Ferguenis, chez les Beni Immel. Ses habitants affirment aussi descendre des chrétiens chassés de Tiklat (ancienne Tubusuptus). Les Aït Ferguenis sont également réputés très-braves.

Je laisse aux physiologistes l'étude de la race à laquelle appartiennent ces diverses familles ; en tenant compte des mélanges et des croisements successifs qui ont dû s'opérer depuis tant de siècles, ils arriveront peutêtre à préciser l'origine qu'elles s'attribuent. Je dirai seulement que leur type prédominant est celui-ci : taille moyenne, peau blanche, tête de forme allongée, poil, barbe et cheveux blonds et même rouges.-Leurs femmes portent en outre au front, au menton ou aux bras, des tatouages bleuâtres ayant identiquement la forme d'une croix.

L'honneur de prendre rang parmi la nation dominatrice, l'avantage de se soustraire aux vexations, l'attrait de la nouvelle religion, simple et grossière, durent détacher ces populations des croyances et des pratiques chrétiennes (1).

A la nouvelle de la prise d'El-Kalâa, les Arabes de l'Ifrikia se rassemblèrent aux environs des ruines de l'an

(1) En l'an 1512, le 30 juillet, le pape Jules II autorisait le P. Christophe Radeneles, nommé, par lettre de ce jour, évêque de Constantine, à ne pas se rendre dans son diocèse et à résider dans le diocèse de Brême, à cause du danger qu'offrait alors le séjour en Afrique. Cela démontre qu'à cette époque la liberté du culte chrétien, dans les états barbaresques, n'était plus tolérée.

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