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chrétiens qui étaient captifs chez vous, et promis de racheter ceux que l'on trouverait encore. Dieu, le créateur de toutes choses, sans lequel nous ne pouvons absolument rien, vous a évidemment inspiré cette bonté, et a disposé votre cœur à cet acte généreux. Le Dieu tout puissant, qui veut que tous les hommes soient sauvés et qu'aucun ne périsse, n'approuve, en effet, rien davantage chez nous que l'amour de nos semblables, après l'amour que nous lui devons, et que l'observation de ce précepte: Faites aux autres ce que vous voudriez qui vous fut fait. Nous devons plus particulièrement que les autres peuples pratiquer cette vertu de la charité, vous et nous, qui, sous des formes différentes, adorons le même Dieu unique, et qui chaque jour louons et vénérons en lui le créateur des siècles et le maître du monde.

» Les nobles de la ville de Rome ayant appris par nous l'acte que Dieu vous a inspiré, admirent l'élévation de votre cœur et publient vos louanges. Deux d'entre eux, nos commensaux les plus habituels, Albéric et Cencius, élevés avec nous dès leur adolescence dans le palais de Rome, désiraient vivement se lier d'amitié et de services réciproques avec vous. Ils seraient heureux de pouvoir vous être agréables en ce pays. Ils vous envoient quelquesuns de leurs hommes, qui vous diront combien leurs maîtres ont de l'estime pour votre expérience et votre grandeur, et combien ils seront satisfaits de vous servir. ici. Nous les recommandons à Votre Magnificence, et nous vous demandons pour eux cet amour et ce dévouement que nous aurons toujours pour vous et pour tout ce qui vous concerne. Dieu sait que l'honneur du Dieu toutpuissant inspire l'amitié que nous vous avons vouée, et

combien nous souhaitons votre salut et votre gloire dans cette vie et dans l'autre. Nous le prions du fond du cœur de vous recevoir, après une longue vie, dans le sein de la béatitude du très-saint patriarche Abraham. ›

Jamais peut-être, dit M. De Mas-Latrie, pontife romain, n'a plus affectueusement marqué sa sympathie à un prince musulman; jamais surtout, nous n'avons remarqué qu'un Pape ait exprimé avec cette effusion intime et ces ménagements la croyance commune des musulmans et des chrétiens au même Dieu, unique et immortel, servi et honoré par des cultes respectables quoique divers. Cette invocation d'Abraham, ce soin de rappeler les seuls points qui rapprochent deux mondes religieux si opposés d'ailleurs sur tout le reste, sont bien éloignés du ton général des missives échangées entre les papes et les princes musulmans. Quelques égards qu'ils aient témoigné à des khalifes ou à des émirs, dans les lettres les plus instantes qu'ils leur aient adressées pour demander une faveur ou les en remercier, les souverains pontifes conservent un accent d'autorité, de remontrance ou tout au moins de compassion, que les princes de l'islam prenaient aussi dans leurs missives, mais qui se fait à peine sentir dans les relations d'En-Nacer et de Grégoire VII. L'origine berbère et chrétienne du fils de Hammad et de sa nation, le secret espoir que pouvait donner une pareille descendance, étaient peut-être la cause de ces ménagements. Mais nous n'oserions pas insister sur de semblables conjectures (1).

Le commerce profita toujours de ces relations, dont il (1) De Mas-Latrie.

était souvent l'agent et qu'il facilitait à son tour. On peut considérer comme une chose certaine que, dans la plupart des cas, le même navire qui portait un envoyé ou une mission apostolique, avait à son bord des marchands et des marchandises. Du temps du sultan En-Nacer, les citoyens des républiques de Gaëte et d'Amalfi, venaient déjà faire du commerce à Bougie.

D'après Ibn Khaldoun, En-Nacer mourut en l'an 481 (1088-9 de J.-C.). La légende ajoute quelques détails assez curieux sur la fin de ce prince. Après que le marabout Sidi Touati lui eut montré Bougie des temps modernes, c'est-à-dire ruinée et presque inhabitée, il en resta vivement impressionné et comme frappé d'aliénation mentale. Renonçant aux honneurs, il abdiqua en faveur de son fils El-Mansour, et à quelque temps de là, disparut pendant la nuit. On fit durant quatre ans les recherches les plus minutieuses pour découvrir sa retraite. Enfin, une barque de pêcheurs aborda un jour, par hasard, l'ilot de Djeribia (1). Les marins bougiotes trouvèrent sur ce rocher un anachorète presque nu et réduit à un état prodigieux de maigreur; c'était le sultan Moula enNacer. Comment avait-il vécu quatre années sur ce roc aride et solitaire ? C'est ce que la légende explique, en ajoutant que chaque fois que En-Nacer plongeait la main dans la mer, un poisson venait s'attacher à chacun de ses doigts.

La nouvelle de cette découverte ne tarda pas à être connue à Bougie. El-Mansour et tous les grands de son

(1) L'ilot que les Arabes nomment Djeribia et que nous avons appelé l'ile des Pisans, est situé non loin du littoral, au nord de la montagne du Gouraïa.

empire se rendirent aussitôt en grande pompe et processionnellement à l'ilot de Djeribia pour ramener le sultan fugitif. En-Nacer, inébranlable dans sa résolution, persista dans son isolement et mourut enfin sur son rocher.

Une autre version prétend que les paroles seules du marabout Sidi Touati décidèrent En-Nacer à rentrer dans le monde, et à vivre longtemps encore pour la gloire de l'islamisme. Laissant toujours les rênes de son gouvernement entre les mains de son fils, il serait parti de Bougie avec une armée innombrable et aurait abordé en Espagne, théâtre alors des grandes luttes entre les Andalous (1) et les chrétiens. Ce contingent aurait beaucoup contribué à la conquête de l'Espagne; Moula en-Nacer se serait signalé par de nombreux exploits, en marchant dans la voie de Dieu, et aurait enfin donné de nouveaux exemples de son génie organisateur.

Nous avons fidèlement traduit la légende, telle que la donne la tradition locale; mais le dernier passage renferme une erreur qu'il convient de signaler: En-Nacer, le fondateur de Bougie, n'est jamais passé en Espagne; on le confond ici avec En-Nacer l'almohade, qui se rendit en effet à Séville, vers l'an 1211.

El-Mansour, fils et successeur d'En-Nacer, sortit de la ville d'El-Kalâa en l'an 483 (1090-1) et alla faire sa résidence à Bougie avec ses troupes et sa cour. Il s'éloigna ainsi d'une région où la violence et la tyrannie des Arabes avaient tout ruiné. L'audace de ces brigands en était venue à un tel point, qu'ils portaient la dévastation dans les environs de la Kalâa, et enlevaient tout ce qui se montrait en dehors de la ville. Ces entreprises leur (1) Andalous, nom donné par les Arabes aux Maures d'Espagne.

étaient d'autant plus faciles, que leurs montures pouvaient y arriver par des routes toujours praticables. Il en était bien autrement à Bougie; la difficulté des chemins mettait cette ville à l'abri de leurs attaques.

El-Mansour ayant fait de Bougie le siége et le boulevard de son empire, en restaura les palais et éleva les murs de la grande mosquée. Doué, comme son père, d'un esprit créateur et ordonnateur, il se plaisait à fonder des édifices d'utilité publique, à bâtir des palais, à distribuer les eaux dans des parcs et des jardins; aussi l'on peut dire que, par ses soins, le royaume hammadite échangea son organisation nomade contre celle qui résulte de la vie à demeure fixe. Après avoir érigé à la Kalâa le palais du gouvernement, le palais du Fanal et le palais du Salut, il construisit à Bougie ceux de la Perle, d'Amimoun et acheva celui de l'Étoile (1).

Voilà comment l'historien Ibn Khaldoun nous parle des commencements du règne du sultan El-Mansour, fils d'En-Nacer. Dans une notice arabe, rédigée probablement d'après d'anciennes chroniques locales, et que nous a communiquéc un Bougiote, nous trouvons d'autres renseignements sur les travaux exécutés sous le règne d'ElMansour. Ce prince, y est-il dit, étant en relations amicales avec le souverain du pays de Roum (le Pape), lui demanda des architectes et des ouvriers pour continuer les embellissements de sa capitale. Le Pape lui envoya onze cents artisans, experts dans leurs différentes professions.

Du côté de la ville qui fait face au couchant et au midi, ces ouvriers élevèrent d'abord une tour majes(1) Ibn Khaldoun.

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