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burnous, le déploie devant le sultan, lui cachant ainsi la vue de Bougie. A travers ce rideau improvisé et devenu transparent, En-Nacer aperçut une ville; mais ce n'était plus la sienne; partout le sol était jonché de ruines; les mosquées, les palais et les resplendissants édifices avaient disparu; en un mot, ajoute le légendaire, il vit Bougie des temps modernes ruinée et presque inhabitéc.

La prophétie du marabout s'est vérifiée. Peut-être, dira-t-on, a-t-elle été imaginée après coup par quelque taleb malicieux; mais où sont, en effet, ces palais couverts de marbre et d'émail, dus à la magnificence des princes hammadites? Que sont devenues ces nombreuses mosquées aux minarets élancés, du haut desquels le moudden, appelant les fidèles à la prière, lançait aux quatre vents le nom d'Allah et du Prophète ? Tout a disparu. On cherche en vain leurs vestiges au milieu d'un sol accidenté, couvert de débris qu'envahissent les ronces. Quelques murs chancelants, témoins de terribles attaques et d'héroïques défenses, quelques tertres élevés, qui indiquent la place d'édifices disparus, attestent seuls la splendeur de l'ancienne ville.

Les phases de l'existence de Bougie ont été très diverses, et on conçoit qu'elle a dù inévitablement s'en ressentir et éprouver de nombreux changements. Successivement carthaginoise, romaine, vandale, berbère et arabe, espagnole, turque et française, telles sont les péripéties, les mouvements qui agitèrent son sein, qui changèrent sa face. Souvent désolée par les guerres, remuée par les tremblements de terre, ayant subi plusieurs fois le sort des vaincus, pillée par les Espagnols, l'œuvre de destruction, avancée par l'insouciance des Turcs, a été

enfin complétée par l'action du temps. La nature, abandonnée à elle-même, a alors tout envahi. Au lieu de Bougie tel qu'il existait au moyen âge, nous n'y avons trouvé, en 1833, que deux cents petites maisons, qui n'étaient que des masures dont les murs croulaient chaque jour dans des quartiers abandonnés. Mais cependant, l'aspect de la ville était bien autrement pittoresque qu'il ne l'est aujourd'hui; à peine apercevait-on, çà et là, quelques toits de maisons, quelques pans de muraille; la ville entière était cachée sous l'ombrage d'une forêt d'arbres fruitiers, d'orangers et de vignes.

Dans l'étude qui va suivre, nous dirons ce que fut la ville de Bougie aux diverses époques, et les transformations qu'elle subit sous les différents maîtres qui la possédèrent. Mais avant d'entrer dans ces détails, il importe de décrire sa situation topographique, ce qu'elle est devenue entre nos mains et le rôle important que lui réserve l'avenir.

Vers le milieu des côtes qu'embrasse l'Algérie, se présente une anfractuosité semi-elliptique, large de 28 milles, profonde de 7 ou 8, ouverte au nord: c'est le golfe de Bougie (1). Il est compris entre le cap Carbon et le cap Cavallo, et se distingue des autres golfes de la même côte par l'élévation et la raideur des montagnes qui en bordent le contour. La ville et le port de Bougie occupent le segment occidental de ce large hémicycle, situation analogue à celle des principaux établissements maritimes de l'Algérie, tous situés dans la région la plus avancée au (1) Études sur la Kabilie, par M. Carette.

couchant des anses ou des baies auxquelles ils donnent leurs noms. Il existe toutefois, au point de vue nautique, des différences considérables entre ces divers établissements, suivant la forme des caps auxquels ils sont adossés. Les uns se terminent par une pointe dirigée au nord, d'autres par un crochet en retour, vers l'est, qui protége contre la mer et les vents une partie de l'espace situé en arrière. Cette dernière disposition, si favorable pour la sûreté du mouillage, se remarque surtout dans les ports de Mers el-Kebir, d'Arzeu et de Bougie, et leur assigne une grande supériorité de conformation nautique. Dans le golfe de Bougie, le crochet en retour, môle naturel qu'aucun ouvrage d'art ne saurait suppléer, se compose d'une chaîne de hauteurs dirigée de l'est à l'ouest. Le fort Gouraïa en occupe le sommet le plus élevé (680 mètres de hauteur); il est situé droit au nord de Bougie.

De la plate forme du fort, on jouit d'une vue splendide, l'œil ne sait où se fixer; d'un côté, l'immensité de la mer, puis le littoral richement festonné de caps et de promontoires, et de l'autre, les fouillis majestueux des montagnes de la Kabilie.

Depuis le Gouraïa (1) jusqu'à la pointe du cap, la crête s'abaisse par ressauts successifs. Le premier, immédiatement au-dessous et à l'est du Gouraïa, porte le nom de Mlaab ed-dib (le théâtre du chacal). A cette éminence,

(1) Le nom de Gouraïa viendrait, dit-on, des Vandales qui auraient fait de Bougie deur première capitale. En leur langue, Goura signifie montagne. D'après les indigènes, cette montagne tire son nom d'une maraboute, Lalla Gouraïa, qui y fut enterrée. Peut-être prit-elle le nom du lieu de la sépul

ture.

font suite sept dentelures juxtaposées que les Bougiotes comprennent sous la dénomination commune de Sebâ Djebilat (les sept petites montagnes).

La dernière, celle qui plonge dans la mer, forme une saillie appelée par les indigènes Ras bou-Haï (le cap de bou Haï) et par les Français le cap Noir. C'est une des trois pointes dont la réunion détermine la corne occidentale du golfe de Bougie. Les deux autres sont: au nord le cap Carbon, et au sud le cap Bouac. Le premier porte, dans la géographie locale, le nom d'el-Metkoub (la roche percée), le second celui de Sidi el-Mlih (littéralement monsieur le bon). Le cap Carbon est surmonté d'un morne rocheux au-dessous duquel règne une caverne haute et profonde, creusée par le choc incessant des vagues qui viennent s'y engouffrer. Elle traverse le rocher de part en part; c'est là ce qui lui a fait donner son nom. Nous croyons que c'est à ce cap, et non à celui de Cavallo, où ne se voit aucun rocher percé, qu'il faut appliquer le nom de Treton, le promontoire percé des géographes de l'antiquité (1).

(1) Quelques auteurs un peu trop amis du merveilleux font passer les navires à voile sous cette crypte naturelle, où la mer, en pénétrant, con serve une certaine profondeur. Ce qu'il y a de vrai, c'est que les petits bateaux du pays peuvent s'engager seuls dans cet étroit passage. Je l'ai traversé moi-même plusieurs fois dans un canot à la voile, et j'ai eu lieu de remarquer que cet endroit servait de retraite à des troupeaux de veaux marins (phoques).

Une tradition, recueillie par le voyageur anglais Shaw, assure que c'est à la roche percée que se retira Raymond Lulle dont nous reparlerons plus loin. Le séjour de cet anachorète était probablement la vallée des Singes ou la presqu'ile formée par la pointe du cap Noir; car à la roche percée, on ne voit aucun abri où un être humain ait pu se retirer, le rocher tombant à pic dans la mer.

Le cap Bouac, sur la cime duquel existait autrefois une batterie turque de 4 canons, tire son nom de son ancienne affectation. Un garde, chargé de signaler les navires qui paraissaient à l'horizon, y résidait en permanence. Dès qu'une voile était aperçue au large, il sonnait d'un instrument appelé bouc (buccina), d'où est venu le nom de bouac, le sonneur de bouc, et prévenait ainsi la ville de ce qui se passait en mer (1).

La crête qui s'étend du Gouraïa à la pointe Noire domine au nord la mer au large, et au sud l'intérieur du golfe. Le versant septentrional, peuplé exclusivement de singes, va aboutir par des pentes extrêmement rapides à une bordure de falaises nues, abruptes, qui plongent dans la mer à de grandes profondeurs, et rendent cette partie de la côte inabordable.

Un peu au-delà de cette ligne rocheuse, se voit l'îlot des Pisans, nommé île de Djeribia par les indigènes. C'est un rocher long de quelques centaines de mètres, dont le sommet tronqué est peu élevé au-dessus de la mer; ses flancs, vers le sud, sont recouverts de quelque végétation. Aujourd'hui, cet ilot n'a aucune importance; il sert de retraite à d'innombrables oiseaux de mer.

Le versant méridional du Gouraïa, dont la base s'étend

(1) Entre les escarpements du cap Carbon et le cap Bouac, s'enfonce une gorge dite Vallée des Singes, couverte d'oliviers et de caroubiers. C'est un site très pittoresque, au milieu duquel existait autrefois une cou pole recouvrant la tombe du marabout Sidi Aïça Scbouki. D'après les historiens indigènes, c'est sur ce point que Pierre de Navarre, venant faire la conquête de Bougie, aurait effectué son débarquement en 1509. Il s'y trouve une belle source, qu'il est question depuis longtemps d'aménager, et dont les eaux, conduites dans l'anse de Sidi-Yahïa, permettraient de créer une aiguade pour les besoins de la marine.

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