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tiques et le goût de l'ingéniosité devaient conduire les Musulmans d'Espagne et du Maghreb comme d'Egypte à faire une place de plus en plus grande, dans leurs décors, à la géométrie; mais il est invraisemblable que les progrès réalisés dans ce sens par ceux-ci n'aient pas marqué d'une impulsion plus vigoureuse les recherches que ceux-là poursuivaient de leur côté. Les uns se montraient d'autant plus accueillants aux trouvailles des autres qu'ils étaient déjà sur la voie de les réaliser par leurs propres moyens. En art, on n'emprunte et l'on n'assimile que ce que l'on a presque découvert soi-même.

Une étude des écoles orientales précédant celle des écoles occidentales eût sans doute aidé à saisir ces rapports. Je me suis efforcé d'y suppléer et m'excuse d'avance si je n'y réussis pas toujours. Je dois aussi essayer de justifier l'ampleur que j'ai cru devoir donner aux introductions historiques de chaque chapitre. L'art des pays musulmans s'affirme comme un art essentiellement monarchique. A de rares exceptions près, le mécénat y est uniquement le fait du prince. C'est pour satisfaire aux besoins de sa politique, à son ardeur religieuse ou à ses fantaisies somptuaires, que travaillent les architectes, les sculpteurs et les peintres. En dehors du sultan, la commande ne vient guère que de son entourage, proche ou lointain, du petit nombre des familles qui, résidant dans la capitale, attendent tout de sa munificence. « L'argent qu'il répand à flot, dit Ibn Khaldoûn, est comme un fleuve qui fait verdir tout ce qui est dans son voisinage, féconde la partie du sol qu'il touche et étend son influence bienfaisante jusqu'aux arbustes desséchés qui se trouvent à quelque distance 1. » Les éclipses du pouvoir tarissent la source de ces bienfaits et elles sont pour l'art un temps mort. Le développement de l'architecture et des techniques qui en dépendent, leur stagnation ou leur décadence, s'expliquent sans peine

1 Prolégomènes, trad. de Slane, II, 295.

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par les vicissitudes des dynasties, leur croissance ou leur épuisement. La personnalité des maîtres du moment se marque dans la nature des fondations, l'opulence ou la simplicité du décor. Ici plus que partout ailleurs, on ne peut espérer de saisir les caractères de l'œuvre d'art si l'on n'a présentes à l'esprit les « conditions historiques dans lesquelles elle a vu le jour. Or l'histoire des dynasties. musulmanes est, pour bien des raisons, une des moins familières au lecteur européen. Un exposé sommaire sur la vie des empires, qui serait partout ailleurs superflu, devient ici indispensable. Une allusion suffit pour rappeler au lecteur français d'une culture moyenne des faits politiques sans lesquels le développement de notre art ne se comprendrait pas, telles les guerres d'Italie ou l'apparition de la vie de cour. Mais peut-on se contenter d'une allusion quand il s'agit de l'invasion arabe du xr° siècle ou de l'expansion almohade? Cependant ces deux grands faits eurent une répercussion profonde sur toutes les formes de la vie en pays berbère et le développement de l'art musulman en fut particulièrement affecté.

Un autre point, par lequel le présent manuel diffère de celui qui l'a précédé, est la place qu'on y trouvera consacrée à la décoration des monuments. On ne saurait exagérer la part du décorateur dans les œuvres musulmanes. Si ces œuvres nous intéressent, ce n'est généralement pas par le plan, presque jamais par la structure, mais plutôt par la distribution et le détail de l'ornement. Les créateurs des mosquées se soucièrent peu des problèmes de statique, du jeu savant des poussées et des résistances, qui passionnaient nos maîtres d'œuvres chrétiens. Ils se fièrent à la solidité de leurs mortiers pour assurer la durée de leurs voûtes ou de leurs murs, mais ils voilèrent l'indigence de ces anatomies avec le manteau séduisant d'un décor plaqué. Tout ou presque tout le mérite de l'œuvre réside dans le dessin et la couleur des arabesques sculptées dans le plâtre ou taillées dans la terre émaillée. En

ce genre de recherches du moins, les artistes andalous ou maghrebins se révélèrent incomparables. On pourrait difficilement imaginer, dans la composition des ensembles, ordonnance mieux équilibrée, proportions plus satisfaisantes, et, dans l'invention des reniplissages, ingéniosité plus subtile, élégance plus aisée. Par là s'affirme le caractère des œuvres de bonne époque. Car il faut distinguer. C'est par le décor surtout que se marque l'évolution du style. Bien qu'il ne soit pas impossible j'espère le montrer de déterminer certains types de mosquées caractéristiques des diverses périodes, le plan n'offrirait pas un critère assez sûr pour distinguer sans hésitation une fondation du Ix siècle d'une fondation du xr; mais on peut, dans certains cas, dater un décor épigraphique ou une arabesque à cinquante ans près et en reconnaître la provenance. Il y a lieu du moins d'espérer que l'on arrivera, grâce à la publication de documents plus nombreux, à de semblables approximations, et cela n'est pas négligeable.

Mettant à profit les données d'histoire et les notions archéologiques qui paraissent acquises, on s'est efforcé d'introduire dans le présent manuel des divisions géographiques et chronologiques quitte à atténuer par la suite la rigidité de cadres un peu trop artificiels, quitte à modifier une conception un peu sommaire des écoles et des périodes.

Bien que notre domaine puisse paraître limité c'est « l'école du Mogreb » de Saladin les différentes parties qui le composent sont encore très imparfaitement et très inégalement explorées.

L'art de l'Espagne musulmane était, jusqu'à ces derniers temps, plus admiré que méthodiquement étudié et plus fameux que vraiment connu. Parmi les multiples publications consacrées à l'Alhambra, il n'en est guère qui nous rendent compte du caractère assez exceptionnel de cet édifice, considéré comme un type classique. Cepen

dant, depuis une quinzaine d'années, des travaux importants dus aux archéologues espagnols nous ont révélé les belles demeures que les Khalifes du xe siècle bâtirent à quelques kilomètres de Cordoue. Les fouilles de Medînat ez-Zahrâ nous ont déjà fourni et nous réservent encore de précieuses moissons de documents.

Dans la Berbérie orientale, où l'archéologie classique se glorifie d'une œuvre si imposante, l'archéologie musulmane fait figure de Cendrillon. Sans doute des ouvrages comme la monographie de Saladin sur la Grande Mosquée de Kairouan et surtout la publication des fouilles entreprises à la Qal'a des Beni Hammâd par le Général de Beylié ont mis à notre disposition d'utiles instruments de travail. Mais combien de lacunes encore ! Combien nous. nous trouvons gênés en Tunisie par la difficulté de pénétrer dans les édifices du culte musulman! On sait qu'une convention, dont il ne m'appartient pas d'apprécier l'opportunité politique, mais qui est, à coup sûr, aussi préjudiciable à la conservation des monuments eux-mêmes qu'à l'avancement de nos études, interdit l'entrée des mosquées de la Régence, hors celles de Kairouan, aux architectes comme aux archéologues européens. Situation étrange: les documents les plus indispensables à notre information sont à portée de notre main et pratiquement inaccessibles. Les facilités de travail que nous trouvons au Caire et à Constantinople nous sont refusées à Tunis. Nous le serontelles toujours? On peut espérer que non. Il m'a été donné de voir, un peu par surprise, tel intérieur de mosquée. tunisienne dont il était entendu que nul visiteur non musulman ne devait franchir le seuil. J'ai d'ailleurs trouvé dans la population musulmane de ce pays des hommes tout disposés à comprendre qu'étudier l'architecture de leurs mosquées ou de leurs édifices civils, c'était faire sortir de l'ombre un peu de leur glorieux passé, c'était exhumer quelques-uns de leurs titres de noblesse les plus authentiques. Parmi ceux qui m'ont aidé de leur érudition ou

de leur influence, je veux au moins inscrire ici le nom de Si Hassen Abd el-Wahab, à qui je dois tant.

Quant au Maroc, où des entraves de même nature sont imposées à nos recherches, que ne peut-on attendre des travailleurs qui en ont entrepris l'exploration scientifique ! Là, l'archéologie musulmane marche à grands pas, et l'on s'essouffle à la suivre. Qu'il me suffise de rappeler les études si consciencieuses d'Alfred Bel sur les médersas de Fès, et les révélations que l'on doit à l'équipe de l'Institut des Hautes Etudes marocaines, à Henri Basset, LéviProvençal, Terrasse et Hainaut, à ces chercheurs passionnés pour nos études, qui nous ont fait connaître l'existence de la première Kotoubîya de Merrâkech et les peintures du minaret. Je m'en voudrais de ne pas exprimer personnellement à ces amis ma gratitude pour le désintéressement avec lequel ils m'ont permis de reproduire les photographies prises dans la vieille mosquée almohade elle-même. Demain ils nous en donneront une description complète; puis d'autres édifices viendront enrichir leur belle série des « Sanctuaires et forteresses almohades ». Du train dont ils vont, il est à prévoir que le présent manuel sera d'ici peu périmé sur bien des points.

C'est l'inconvénient qu'il y a à tracer des tableaux d'ensemble quand tant de monographies seraient encore nécessaires. Mais il faut en prendre son parti. Les essais de synthèse même prématurés ne sont pas inutiles. Ils servent de cadres provisoires où viendront s'insérer les documents à venir. En faisant ressortir les lacunes de notre connaissance ils peuvent orienter des recherches nouvelles.

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