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été l'objet de soins aussi diligents. Parfois même, délaissés aussitôt après la mort de leur fondateur, ils ont été systématiquement détruits. J'ai indiqué déjà les raisons qui avaient incité les princes Aghlabides à fixer leur résidence en dehors de Kairouan hostilité latente des citadins et des gens religieux qui les mènent, goût de la vie fastueuse et des belles demeures. J'ai rappelé les palais 'abbassites construits, il est vrai, non dans la banlieue de Baghdâd, mais très loin vers le Nord, à Samarra, à Dâr el-Khalif ou même à Raqqa. Ainsi les Aghlabides élevèrent, dans un rayon infiniment plus court, Qaçr el-Qadîm et Raqqada et songèrent même un moment à se fixer dans Tunis. Peut-être est-il à propos d'expliquer aussi par des préoccupations d'ordre politique, sinon d'ordre magique, le besoin, qui se manifeste en Orient chez les dynasties comme chez les princes, depuis l'Egypte pharaonique, de quitter la place où les ancêtres ont vécu et d'avoir son palais à soi, de renouveler le cadre de la royauté que l'on juge trop modeste ou trop somptueux, comme on renouvelle le cortège des familiers. Ainsi l'avant-dernier des Aghlabides, Aboû 'l-'Abbâs, qui réprouvait sans doute bien des actes de son père Ibrâhîm II, ne voulant pas habiter le palais de ce dernier, acheta une maison bâtie en briques et y demeura, en attendant que fût achevé l'hôtel qui devait porter son nom'. Au reste, intérêt stratégique, principe de gouvernement, goûts somptuaires ou caprice personnel, tous ces mobiles se devinent dans les récits qu'on nous a transmis touchant les demeures des émirs, et ils devaient se trahir dans le genre et dans l'ordonnance de leurs constructions.

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El-Qaçr el-Qadim. El-'Abbassiya. -L'intérêt stratégique se révèle dès le début. En 185/801, un an après son avènement, Ibrâhîm 1er commence à bâtir, à une lieue de Kairouan vers le Sud, le Palais Vieux Qaçr el-Qadîm 2, auquel il donna le nom d'El-'Abbàssiya, hommage aux 'Abbassides, ses maîtres. C'est là vraisemblablement le fossatum où, d'après la Chronique de Saint Denis, il recevra les envoyés de Charlemagne venus pour réclamer le corps de saint Cyprien. J'ai dit comment, y ayant transporté des approvisionnements et des armes, il y installa ses

1 Nowayri, ap. I. Khaldoûn, tr. I, p. 438.

2 Bayan, tr. 1, pp. 112-113.

esclaves noirs, ses affranchis et les hommes sûrs du jound, comment il agrandit par la suite ce retranchement et en renforça les défenses. Lors de la révolte du chef de la milice, 'Imran ben Makhled, il pourvut El-'Abbâsiya d'un fossé et put en faire son centre de résistance durant une année de guerre civile '. Les successeurs d'Ibrâhîm Ier y résidèrent. Ziyâdet Allah Ier, prince artiste et de goût fastueux, y avait fait construire un kiosque 2. Quant à l'émir Abou 'l-Gharânîq, prince frivole et prodigue, passionné pour la chasse aux grues, il avait dépensé 30.000 dînårs pour construire, en un lieu encore connu, nommé Es-Sahlin, un pavillon où il allait se livrer à son sport favori3. Cependant El-'Abbassiya n'était plus seulement la demeure du prince et de ses familiers; elle était devenue une grande cité qu'entourait un rempart avec cinq portes. A l'intérieur, on y trouvait de nombreux bains, des bazars et des caravansérails; elle était abondamment pourvue d'eau et l'on en portait à Kairouan l'été, quand les citernes de la vieille ville étaient épuisées. Outre la Grande Mosquée, dont j'ai parlé précédemment, on y remarquait une vaste place nommée El-Maïdàn l'hippodrome auprès de laquelle s'élevait le palais d'Er-Roçâfa . En 264/877, les Aghlabides abandonnèrent leur Qaçr el-Qadim. Toutefois les mawla continuèrent d'y tenir garnison. Par la suite, des gens de toutes conditions vinrent en occuper les demeures. Au début du x° siècle, on l'habitait encore. Au x1° siècle, El-Bekrî ne parle qu'au passé des portes de son enceinte.

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Aujourd'hui le site est encore connu, mais il n'est signalé que par un tell rectangulaire d'environ 30 mètres sur 50, qui s'élève de 3 à 4 mètres au-dessus de la plaine. Des fouilles entreprises en 1923 le long des faces Nord et Ouest de ce plateau ont révélé l'existence de salles exiguës, longues de 8 à 10 mètres, larges de 3 mètres à peine, de caves et de silos, excavations circulaires soigneusement aménagées en sous-sol dans la terrasse

1 I. el-Athir, tr. p. 159.

2 Nowayri, 1. c., ir. I, p. 415.

3 Nowayri, 1. c., tr. I, p. 422.

El-Bekri, tr. p. 61.

5 Bekri, Ibid.

6 Nowayri, 1. c., 425.

7 Aboù 'l-Arab, Classes des Savants, tr. 257.

8 I. Athir, Annales du Maghreb, tr. Fagnan, p. 297

artificielle qui portait les constructions. La terrasse et les murs étaient formés de terre agglomérée sous forme de pisé ou de briques séchées au soleil. Je reviendrai sur l'emploi de ces matériaux. Des briques cuites jonchant le sol des salles pouvaient constituer des voûtes ou le pavage d'un étage supérieur. Il semble raisonnable de considérer ce tell, dont le tiers à peine a été exploré, comme marquant la place de magasins et de locaux de service, constructions modestes, les plus modestes de 'Abbassiya, et qui, par une fortune paradoxale, doivent d'avoir subsisté à la fragilité même de leurs matériaux, alors que les édifices plus importants étaient entièrement dépouillés de leurs pierres et briques cuites, au bénéfice de fondations nouvelles.

Raqqada. L'année qui précéda l'abandon de 'Abbâssiya, en 286/876, l'émir Ibrâhîm II avait commencé Raqqâda', au Sud de Kairouan comme 'Abbassiya, mais à 5 kilomètres au delà. Son origine semble assez différente de celle de la vieille place forte des premiers Aghlabides, et sa destinée fut tout autre. Comme Versailles, elle aurait été d'abord un lieu de plaisance, où les émirs aimaient à jouir d'un air que l'on disait particulièrement bienfaisant et de vergers d'une fertilité proverbiale. L'année même de son installation, Ibrâhîm II y bâtissait le Château de la Victoire Qaçr el-Fath 2. Bien que l'on y trouvât une Grande Mosquée, des bains et des soûqs nécessaires à la vie d'une cité véritable, son énorme enceinte, à laquelle El-Bekrî attribue plus de 10 kilomètres de tour, était pour la plus grande partie occupée par des jardins. Devenue, comme 'Abbâssiya, ville officielle et militaire, elle restait ville de plaisir, et la débauche qu'on y tolérait était pour les Kairouanais un objet de scandale et d'envie. Au reste, les émirs n'y séjournèrent pas avec autant de continuité qu'à 'Abbassiya. Son fondateur, Ibrâhîm II, et les successeurs de celui-ci l'abandonnèrent à plusieurs reprises pour habiter Tunis 4. Lorsque le dernier des émirs aghlabides eut pris la fuite devant l'armée des Fâtimides

1 Nowayri, 1. e., I, 424; Bayân, tr. I, 152; I. Athir, tr. 253-254.

2 Ou Aboû 1-Fath. Nowayri, l. c., I, 425; Bayán, tr. I, 152, n. 4, 219. -- Un autre palais portait le nom de Qaçr eç-Cahn, Bayân, tr. I, 206, 218.

3 Exactement 24.040 coudées. En-Nowayri donne le chiffre plus recevable de 14.000 coudées, soit 5.880 mètres.

▲ Baydn, tr. I, 171-2; I. Khaldoùn, tr. Desvergers, 147; Nowayri, 1. c., 441.

triomphants, ses habitants la désertèrent pendant la nuit. Alors les Kairouanais, se portant en masse contre la cité rivale et usant du droit du plus fort, la mirent au pillage pendant six jours. Les palais des Aghlabides furent entièrement dépouillés1».

Que reste-t-il de ses palais? Assez peu de chose. Cependant Raqqada est parfaitement connue. Elle se trouve à environ 9 kilomètres de Kairouan. On y voit un énorme bassin quadran

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Fig. 19. Raqqada, près Kairouan. Pavage d'une des salles.

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gulaire aux murs robustes, épaulés de contreforts, très analogue aux citernes aghlabites de Kairouan et que nous étudierons plus loin. Il semble naturel d'identifier ce bassin avec celui qui donnait son nom au Qaçr el-Bahr, le château du Lac. « J'ai vu en Ifriqya, disait le Mahdi fàtimide, deux choses auxquelles il n'y a rien à comparer en Orient l'excavation (il parlait du Grand réservoir) qui est près de la Porte de Tunis à Kairouan, et le

1 I Athir, tr. Fagnan, 297. Voir aussi Bayân, tr. 1. 202.

2 Enquête sur les installations hydrauliques romaines en Tunisie, IV, 1900. Rapport du capitaine Frick, t. I, pp. 268-269.

Château de Raqqada connu sous le nom de Château du Lac1».

Dominant le bord occidental de ce réservoir, s'élevaient des bâtiments, dont les murs émergent à peine du sol. Trois salles, circonscrites par ces murs, conservent encore leur pavage. Il est formé de mosaïques à petits cubes de pierre, dont le décor à compartiments est meublé de tresses et de spirales (fig. 19). On ne serait pas surpris de les rencontrer dans une basilique chrétienne d'Afrique du n° ou v° siècle. Le peu que nous connaissons de ce palais aghlabite nous apparaît avec évidence comme l'œuvre d'artisans indigènes mettant au service des émirs arabes et sans y rien changer une technique et un style décoratif entièrement hérités de leurs ancêtres.

C.

L'Architecture militaire.

Les ribâts.

Les fortifications de Sousse. Le ribât de Monastir. L'enceinte de Sfax.

Le ribât de Sousse.

Les survivances de la tradition byzantine à l'époque musulmane se marquent mieux encore peut-être par l'importance accordée aux ouvrages défensifs et par la nature de ces ouvrages. On sait quels étaient, à cet égard, les principes des Byzantins, comment ils avaient couvert les frontières et tous les points vulnérables de la province d'une multitude de centres de résistance: villes fortes, citadelles, redoutes, postes et tours de guet. Les textes, comme le de Edificiis de Procope, et les ruines elles-mêmes proclament l'activité prodigieuse de leurs ingénieurs. Si nous en croyons les historiens arabes, les émirs n'auraient pas été, à cet égard, inférieurs aux patrices. D'après Ibn Khaldoûn, « Aboù Ibrâhîm Ahmed éleva en Afrique près de 10.000 forteresses, faites de pierre et de chaux et munies de portes en fer ». L'exagération est évidente. En fait, il semble bien que le nombre des constructions militaires nouvelles ait été fort limité, au moins dans l'intérieur du pays ou sur les frontières continentales du royaume. Là, les garnisons arabes furent le plus souvent installées dans les forteresses byzantines, dont on dut

1 Bekri, tr. 60; Istibçar, tr. 11-12. Ibn Abbar, éd. Muller, p. 265, ajoute à ces deux constructions le pont de Bâb Abi Rabi'a à Kairouan. 2 Ibn Khaldoûn, tr. Noel Desvergers, p. 115.

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