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tale; les 'Abbassides avaient les leurs, très loin de Baghdâd. Dans Qaçr el-Qadim et dans Raqqâda, les émirs purent donner carrière à leurs fantaisies fastueuses sans craindre les censeurs de la vieille cité dévote. Là, ils vivaient entourés de serviteurs et de soldats dont ils croyaient être sûrs. Ces auxiliaires, c'étaient les membres les moins indisciplinés de la milice arabe, que l'émir entourait de tous les égards, comptant bien les opposer au besoin à leurs frères révoltés. C'étaient aussi des esclaves et des affranchis. « Ibrâhîm Ier se mit à acheter des nègres sous le prétexte d'en former des ouvriers en tout art et métier, afin de n'avoir plus recours aux services [forcés] de ses sujets, et ensuite il en acheta d'autres destinés à porter les armes de ses soldats, auxquels il fit accroire qu'en les allégeant d'un tel fardeau, il leur donnait une grande marque d'honneur 1. » Ainsi parle l'historien En-Nowayri ; un autre auteur précise que l'émir, ayant fait transporter dans Qaçr el-Qadîm tout un arsenal, « installa à proximité ses esclaves noirs et à l'intérieur tous ses serviteurs de confiance 2». Plus tard, à la suite de la révolte de 'Imrân ben Makhled, chef de la milice, qui s'était emparé de Kairouan et avait gagné une foule de partisans dans la ville, l'émir Ibrâhîm « fit enlever les portes de Kairouan et pratiquer des brèches dans les murailles. Puis, profitant du raffermissement de son autorité qui en résultait, il agrandit le Qaçr el-Qadim et donna aux membres de sa famille et à ses clients des logements dans l'enceinte de la forteresse 3». Ces clients, que nous trouvons dans l'entourage immédiat du prince, ont dans l'histoire de l'art sous les Aghlabides une place assez importante pour que nous leur consacrions quelque développement.

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On sait que l'Islâm admet l'esclavage et que les esclaves ne doivent en principe se recruter que parmi les non-musulmans. L'esclave est la propriété de son maître, qui peut le vendre, le mettre en gage ou le léguer par testament. La conversion de l'esclave n'entraîne pas forcément son affranchissement, mais elle. est nécessaire pour que l'esclave soit affranchi. Cet affranchissement, que l'Islâm considère comme une œuvre pie, ne détache pas celui qui en bénéficie du maître qui l'a rendu libre. L'ancien

1 Nowayri, ap. Ibn Khaldoûn,. Hist. des Berbères, tr. I, p. 400.

2 Bayán, éd. I, 84, tr. I, pp. 112-113.

3 Nowayri, loc. cit., I, p. 402.

esclave devient le client (mawla) de ce dernier et les rapports de clients à patrons équivalent presque à des liens de parenté. Le patron hérite de son client qui meurt sans héritier. Les descendants du client restent dans la clientèle de l'ancien maître et de ses fils. Il se constitue ainsi, alentour des puissants, une famille agrandie liée personnellement à eux et jouissant d'ailleurs des bienfaits de leur protection.

Très souvent les esclaves étaient des nègres amenés du Sahara ou du Soudan par des marchands. A l'époque qui nous occupe, le Djerîd paraît avoir été un centre de ce genre de trafic. Nous avons vu que les émirs aghlabides les achetaient par masse, spécialement pour en faire des soldats. Ces contingents, sans attache avec le pays, dévoués corps et âme à leur maître, furent peu à peu substitués au jound arabe, dont on craignait toujours les révoltes, brâhîm II disposait d'une troupe très nombreuse de mawla, affranchis ou descendants des affranchis. d'Ibrâhîm Ier et de ses successeurs. Ils étaient complètement militarisés, portaient l'épée et se présentaient au palais à date fixe pour recevoir leur solde.

Documents archéologiques relatifs au rôle des clients. Outre cette garde noire, il n'est pas douteux qu'il y avait aussi des esclaves de race blanche. Ibrâhîm II était entouré de jeunes slavons (çaqâliba). Les razzias d'outre-mer et les opérations en Sicile amenaient en Ifrîqya de nombreux prisonniers de guerre, dont la qualité de chrétiens autorisait l'esclavage, Il devait en être de même dans l'Ifriqya même, à la suite des campagnes dirigées contre les Berbères, parmi lesquels les Afàriqa représentaient encore l'élément byzantin. Ces esclaves d'origine chrétienne étaient pour le prince d'utiles auxiliaires.

Nous voudrions connaître la situation exacte des chrétiens convertis ou non-convertis dans le royaume aghlabite; nous savons du moins que des charges importantes leur étaient souvent confiées. Ibrâhîm II propose au chrétien Sawâda la direction du bureau de l'impôt foncier. Le chrétien Fotoùh est envoyé avec cinquante cavaliers par Ziyadet Allah pour arrêter son propre frère rebelle. Il est probable que ce chef militaire était un affranchi ayant toute sa confiance.

Trois textes épigraphiques attestent l'intervention des mawlà dans les constructions que faisaient élever les Aghlabides et que

nous étudierons en leur lieu et place. L'un figure au ribât de Sousse, sur une grande plaque placée au bas de la tour (fig. 2). Il nous apprend que ce monument fut construit en 206 de l'hégire, sur l'ordre de l'émir Ziyâdet Allah, sous la direction de Masroûr le serviteur (el-khâdem) affranchi (mawlâ) de l'émir. Un autre se lit sur un des remparts de la même ville; il donne la date de 245/859 J. C., el nous apprend que cette partie des fortifications fut faite sous la direction d'un autre serviteur, dont le nom a été lu Fatâia 2. On peut supposer que le nom est un titre et lire fatâhou son page. Les fatâ étaient de jeunes esclaves que le

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Fig. 2.

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Inscription du ribât de Sousse. « Au nom d'Allah, le Clément, le Miséricordieux. La bénédiction vient d'Allah. Ceci est du nombre des choses qu'a ordonnées l'Emir Ziyadet Allah, fils d'Ibrahim (qu'Allah prolonge sa vie !), par les soins de Masroûr, le Serviteur, son affranchi, dans l'année 206/821. Daigne bénir notre sortie, O toi qui es le meilleur des guides. » (Coran, 23 30.)

souverain avait fait élever près de lui. Nous connaissons d'autre part un serviteur des Aghlabides au nom de qui cette désignation est accolée. D'après le géographe El-Bekrî, le phare de Sousse situé à l'angle de la ville adjacent au mur portant l'inscription était appelé la Tour de Khalaf le Fatâ. Il est vraisemblable que l'inscription et le texte du géographe désignent le même personnage.

Au reste, l'expression « sous la direction » ('alâ yadaï = par les mains) ne nous permet pas d'affirmer que nous possédons le nom des architectes qui élevèrent les monuments 3, elle exprime

1 Son nom figure également sur des monnaies.

2 Cf. Houdas et Basset, Epigraphie tunisienne, ap. Bulletin de Correspondance africaine, I.

3 Sur cette expression, cf. Van BERCHEM, Matériaux pour un Corpus.

plutôt la part administrative et financière que le haut fonctionnaire désigné a prise aux travaux.

La troisième inscription est plus explicite et mérite d'être rapportée ici en entier. Elle figure sous la coupole qui précède le mihrab à la Grande Mosquée de l'Olivier, le Jâmi 'Zaytoûna de Tunis. Elle est ainsi conçue :

« Au nom d'Allah le Clément, le Miséricordieux. Ceci est au nombre des œuvres qu'a ordonné d'exécuter l'Imâm El-Mosta 'în bi'llah, Emir des Croyants, l'Abbâsside, en recherchant la récompense d'Allah, par désir qu'Il soit satisfait de lui, sous la direction de Nacîr, son affranchi, dans l'année deux cent cinquante. O vous qui croyez, que l'équité règle vos témoignages. (Coran, 4-134.) OEuvre de Fath 2. >>

Elle nous apprend que cette partie du vénérable sanctuaire fut construite en 250 de l'hégire (864 J.-C.), sur l'ordre du Khalife 'abbasside El-Mosta'in, qui régnait alors à Baghdâd l'émir aghlabide qui gouvernait l'Ifrîqya en son nom n'est pas mentionné -; que les travaux furent dirigés par le mawlâ dudit Khalife Nacir et exécutés par un nommé Fath. Ce Fath ne fait pas figure d'intendant, mais bien d'architecte. Le nom qu'il porte. et que ne suit aucune indication relative à son père nous révèle un esclave ou un affranchi, donc non-musulman d'origine.

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Les réquisitions de matériaux. L'emploi de la main-d'oeuvre chrétienne recrutée dans le pays est probable. Nous espérons le montrer. Le remploi des œuvres chrétiennes et romaines d'Afrique est du moins évident et les monuments eux-mêmes parlent ici assez clairement. Il est d'ailleurs difficile de décider quelles ruines des siècles antérieurs ont été le plus exploitées. Carthage fut sans doute, pendant toute une partie du moyen âge, la grande carrière de marbre taillé auquel s'approvisionna l'Ifriqya musulmane. D'autres centres plus proches durent

1 Bismillah er-rahman er-rahim mimmâ âmara bi 'amalihi el-imam el-MosLa'in billah amir el-mouminin el-'Abbêst talaba thawâb Allahi wa 'bligha mardhatihi 'ala yadai Nacir mawlahi sanat khamsin wa miatain. Ya alyouha 'iladina âmanoù koůnoù qawwámina bilqisti chohadâ lillah. Çana'hou Fath. L'inscription est en caractères coufiques; les lettres ont environ 20 cm. de haut et 4 à 5 mm. de large. (Communication de Si Hassen Abd-el-Wahab.)

fournir colonnes et chapiteaux Hadrumète, Sufetula, Djaloûlâ, durent être dépouillés au profit de Kairouan. Sa Grande Mosquée est un musée de l'art païen et chrétien. On y trouve des chapiteaux qui ont leurs analogues à Constantinople, à Ravenne, à Venise ou à Parenzo. Ces matériaux pouvaient être achetés aux importateurs d'outre-mer ou réquisitionnés dans le pays. On nous dit qu'une colonne de marbre vert avait été payée un gros prix par le gouverneur Yazid ben Hâtim. Celles qui figuraient dans les anciennes basiliques en étaient naturellement retirées sans scrupule; mais on hésitait à prendre celles qui étaient déjà entrées dans la construction de mosquées. Ziyâdet Allah consulta un homme connu pour sa piété au sujet d'une colonne qui se trouvait dans une mosquée en ruine du Sahel et qu'il voulait apporter à la Grande Mosquée de Kairouan. Le saint personnage blâma ce transfert. D'autres colonnes et chapiteaux provenaient de contributions volontaires, de dons faits aux mosquées par des Musulmans généreux, désireux de s'acquérir des mérites aux yeux de Dieu.

Un texte épigraphique se rapporte à cette quête des fûts de marbre par les agents des émirs aghlabides ou par les donateurs. Sur deux colonnes de la Grande Mosquée de Kairouan se lit, en beaux caractères du Ix° siècle gravés en creux, les mots : « lil masjid=pour la mosquée », consécration d'une pièce de choix au sanctuaire le plus vénéré de la Berbérie (fig. 3).

Kairouan.

Fig. 3. Grande Mosquée. Inscription gravée sur une colonne. « Pour la mosquée. »>

Tels sont les enseignements

que nous apportent, sur ces premières œuvres musulmanes de l'Ifriqya, les chroniqueurs, les géographes et les quelques textes épigraphiques relevés jusqu'à ce jour. Fondations d'émirs orienfaux vassaux de Baghdad, quelquefois entreprises la Grande Mosquée de Tunis en fait foi au nom de leurs maîtres euxmêmes, les édifices de l'époque aghlabite ont été exécutés avec

1 Les Musulmans s'empressèrent d'enlever à une basilique et de transporter

à la Mosquée de Kairouan deux splendides colonnes rondes tachetées de jaune, apprenant que l'empereur de Constantinople voulait les acheter au poids de for. Bekri, tr. 52-53

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