Images de page
PDF
ePub

vie. Des habitants de Cairouan, des Arabes et d'autres personnes étant entrés dans ce complot, il fut décidé qu'El-Yas serait dé

claré gouverneur et que la prière publique se ferait au nom d'Abou-Djâfer-el-Mansour. La nuit où ce projet devait s'exécuter, El-Yas se rendit chez son frère, après la dernière prière du soir, et demanda à être introduit. « Qui est-ce qui le ramene ici?» dit Abd-er-Rahman, «< il est venu tantôt prendre congé de moi pour se rendre à Tunis!» Bien qu'il fût en déshabillé, n'ayant conservé que sa chemise, qui était de couleur rose, et qu'il tint un de ses enfants sur les genoux, il laissa entrer son frère. Pendant cette entrevue, qui dura longtemps, le troisième frère, Abd-el-Ouareth, faisait, en cachette, des signes à El-Yas. Ce dernier se leva enfin, comme pour se retirer, et embrassa Abd-er-Rahman, sous prétexte de lui faire ses adieux; mais, pendant qu'il se penchait sur lui, il lui enfonça un poignard entre les épaules de sorte que la pointe en sortit par la poitrine. «Fils de prostituée! s'ecria Abd-er-Rahman, tu m'as assassiné !» Il chercha alors à parer avec le bras un coup de sabre qu'ElYas lui porta, mais il eut la main abattue, et il succomba couvert de blessures. L'assassin fut si troublé de son propre forfait qu'il se précipita hors de la chambre. « Qu'as-tn fait ? » lui dirent ses complices. « Je l'ai tué; » répondit-il. << Retourne donc et coupe lui la tête; autrement nous sommes tous perdus. » Il se conforma à ce conseil, mais déjà l'alarme était donnée; le peuple occupa les portes du palais, et Habib, le fils d'Abd-er-Rahman, ayant entendu le bruit, se sauva de Cairouan. Le lendemain, il arriva aux environs de Tunis et rejoignit son oncle Emran, fils de Habib. Les clients d'Abd-er-Rahman vinrent alors, de tous côtés, se rallier autour d'eux, et El-Yas s'avanca avec ses partisans jusqu'à Semindja pour leur livrer bataille. Habib et Emran allèrent à leur rencontre et se préparérent au combat; mais un raccommodement s'effectua entre les deux parties, par suite duquel Emran garda le gouvernement de Tunis, Satfoura et El-Djezîra; Habib eut le commandement de

[ocr errors]

-

• Ibn-Khaldoun rapporte la mort d'Abd-er-Rahman à l'an 137 (754-5).

Cafsa, Castilïa et Nefzaoua, et El-Yas obtint pour lui-même le reste de l'Ifrikïa et du Maghreb. Alors, Habib s'en retourna à Cairouan et El-Yas accompagna Emran à Tunis, où il le fit arrêter bientôt après, ainsi qu'Omer-Ibn-Nafè, fils d'Abou-Obeida-elFihri, El-Asoued-Ibn-Mouça-Ibn-Abd-er-Rahman-Ibn-Ocba et Ali-Ibn-Caten. Les ayant fait jeter tous dans les fers, il les embarqua pour l'Espagne, afin de les livrer à Youçof-Ibn-Abd-erRahman-Ibn-Ocba [le gouverneur de ce pays]. Rentré à Cairouan, il apprit des choses sur la conduite de Habib qui lui inspirèrent des vives appréhensions 1. Cette découverte le porta à faire naître la désaffection parmi les sujets de son neveu, et il envoya aussi un agent auprès de lui pour l'engager à se rendre en Espagne. Habîb accueillit cette proposition et s'embarqua sur un navire fourni par El-Yas; mais un vent contraire le força de rentrer au port. De là il lui écrivit que le mauvais temps l'avait mis dans l'impossibilité de partir. El-Yas craignant toujours le voisinage de son neveu, fit prévenir Soleiman-IbnZîad-er-Roaïni, gouverneur de l'endroit, de se tenir sur ses gardes; mais déjà les anciens clients d'Abd-er-Rahman s'étaient ralliés à son fils: ils ne tardèrent pas de garroter Soleiman, d'enlever Habib, de le conduire dans le pays ouvert et de le reconnaître pour leur chef. Aussitôt après, ils marchèrent sur la ville de Laribus dont ils prirent possession. El-Yas ayant appris ce qui venait d'arriver, alla à la rencontre de son neveu. Lorsque les deux armées se trouvèrent en présence, Habîb s'adressa à son oncle et lui dit : « Ne souffre pas que notre querelle devienne funeste à nos partisans et à nos serviteurs dévoués, car ce sont eux qui font notre force; avance plutôt toi-même, et qu'un combat singulier décide entre nous: de cette manière, nous n'aurons plus rien à craindre l'un de l'autre ; si tu me tues, tu n'auras fait que m'envoyer rejoindre mon père; et si je te tue, j'aurai

Il y a ici une lacune de deux feuillets dans le n° 702, manuscrit dont Cardonne s'est servi pour faire sa mauvaise compilation intitulée Histoire de l'Afrique et de l'Espagne sous les Arabes. Cardonne n'avait ni assez de critique ni assez de connaissances dans l'arabe pour s'apercevoir de cette lacune.

vengé sa mort. » El-Yas hésita à accepter ce défi, mais une clameur générale s'éleva contre lui : « La proposition est trèsjuste,» s'écria-t-on; ne sois pas poltron! prends garde que ta lâcheté ne t'expose pas, ainsi que tes enfants, au mépris de tout le monde.>> Il se décida donc à combattre, et les deux adversaires coururent l'un sur l'autre. D'un coup d'épée, El-Yas atteignit Habib à travers ses habits et sa cotte-de-mailles; Habib riposta par un coup qui le renversa de son cheval, et sautant aussitôt à terre, il se jeta sur lui et lui coupa la tête. D'après ses ordres, ce trophée fut placé au bout d'une lance. (Abd-el-Ouareth s'enfuit avec ses partisans, et chercha un refuge chez une tribu berbère nommée Ourfeddjouma. Habib entra à Cairouan, en faisant porter devant lui la tête de son oncle, celle de Mohammed fils d'Ocba-Ibn-Nafê, oncle de son père, et celle de Mohammed-Ibn-el-Mogheira-1bn-Abd-er-Rahman, de la tribu de Coreich. A son arrivé il eut la visite de Mohammed-Ibn-AmerIbn-Mosab-el-Fezari, qui avait épousé la tante de son père [Abder-Rahman]; il était venu féliciter Habib de son succès; mais celui-ci lui fit couper la tête. Tous ces événements se passèrent dans le mois de Redjeb 138 (décembre-janvier 755-756).

de

L'historien dit : Abd-el-Ouareth arriva avec ses compagnons chez les Ourfeddjouma et reçut l'hospitalité d'Acem-IbnDjemil, chef de cette tribu. Habib somma Acem, par écrit, livrer ses hôtes, et, sur son refus, il se mit en marche pour l'y contraindre, après avoir confié le commandement de la ville [de Cairouan] au cadi Abou-Koreib-Djemîl-Ibn-Koreib. Acem vint lui livrer bataille et le força de prendre la fuite. Par suite de cet événement, la puissance des Ourfeddjouma s'accrut au point que plusieurs des notables de Cairouan conçurent des craintes pour leur sûreté personnelle et entrèrent en correspondance avec eux. Acem et son frère Mokerrem s'avancèrent alors à la tête d'une armée composée de Berbères et de gens qui s'étaient ralliés à eux, et, arrivés dans le voisinage de Cabes, ils prirent la route de Cairouan. Abou-Koreib partit pour s'opposer à leur progrès. Quand les deux armées furent en présence, plusieurs habitants de Cairouan sortirent des rangs des Berbères et invitèrent

leurs compatriotes à passer du côté d'Acem. Aussitôt, la majeure partie des troupes d'Abou-Koreib l'abandonna, et le mit ainsi dans la nécessité de rentrer dans la ville. Il y fit une vigoureuse résistance à l'aide d'environ mille combattants qui lui étaient restés fidèles, tous gens d'un rang élevé et qui se distinguaient par leur prudence et leur piété. Les Ourfeddjouma les attaquèrent avec vigueur; Abou-Koreib fut tué dans un assaut, et ses compagnons succombèrent tous, les armes à la main. Les Berbères pénétrèrent alors dans la ville où ils violèrent la sainteté des harems et se portèrent aux excès les plus horribles. Après cette victoire, Acem s'établit dans l'endroit qu'on appelle le Mosalla de Rouh1, et ayant confié le gouvernement de Cairouan à Abd-el-Mélek-Ibn-Abi-Djâda de la tribu de Nefzaoua, il alla à Cabes pour combattre Habîb. Celui-ci essuya une nouvelle dé-faite et fut contraint de se réfugier dans le Mont-Auras, où demeuraient les parents de sa grand'mère. Acem le poursuivit jusqu'à la montagne où il l'attaqua encore une fois; mais son armée fut mise en déroute et il perdit lui-même la vie ainsi que la plupart de ses compagnons. Habib marcha aussitôt sur Cairouan, et il trouva la mort en combattant Ibn-Abi-Djâda qui était sorti pour le repousser. Cet événement arriva dans le mois de Moharrem de l'an 140 (mai-juin 757). Ainsi s'éteignit la branche de la famille de Fihr établie dans le Maghreb.

Abd-er-Rahman-Ibn-Habib gouverna dix ans et quelques mois; son frère El-Yas exerça l'autorité dix mois. Quant à Habib, son règne ne fut que d'un an et six mois. Ce fut ainsi que Dieu accomplit la prière de son pieux serviteur, Handala-elKelbi.

1 Le Mosalla (oratoire) est une grande place en plein air et située en dehors de la ville, où le peuple se réunit, en temps de sécheresse, pour demander à Dieu de lui envoyer de la pluie. On y célèbre aussi la prière des deux fêtes consacrées par la religion musulmane.

2 Fihr était l'ancêtre de la tribu de Coreich, A l'époque dont il s'agit ici, la haute noblesse de l'Afrique, c'est-à-dire, les chefs arabes, se composait de Coreichides et d'autres descendants de Moder.

[blocks in formation]

L'historien dit: Les Ourfeddjouma, devenus maîtres de Cairouan, livrèrent aux plus cruelles tortures et à la mort tous les membres de la tribu de Coreich qui y étaient restés; ils logèrent leurs montures dans la grande mosquée, et [par leur conduite abominable] ils firent éprouver à leurs alliés de vifs regrets d'avoir coopéré à leur succès.

Quelque temps après, ajoute l'historien, un eibadite, que ses affaires avaient appelé à Cairouan, vit quelques hommes de la tribu d'Ourfeddjouma faire, en public, violence à une femme. Frappé d'horreur à ce forfait, il oublia le motif qui l'avait amené là et s'en alla trouver Abou-'l-Khattab-Abd-el - Alâ -Ibn-esSamh-el-Mâferi auquel il raconta le fait dont il venait d'être témoin. Abou-'l-Khattab s'élança aussitôt hors de sa tente en invoquant Dieu : « Me voici, s'écria-t-il, prêt à te servir, ô mon Dieu! je réponds à ton appel!» Des amis lui étant arrivés de tous côtés, il marcha sur Tripoli et s'en empara après en avoir expulsé Omer-Ibn-Othman de la tribu de Coreich. De là, il se porta sur Cairouan, et ayant rencontré Abd-el-Mélek-Ibn-AbiDjâda qui venait avec un corps des Ourfeddjouma pour s'opposer à ses progrès, il lui livra bataille, le tua ainsi qu'un grand nombre de ses partisans, extermina les fuyards et prit possession de Cairouan. Ceci eut lieu dans le mois de Safer de l'an 144 (juin-juillet 758). Les Ourfeddjouma étaient restés maîtres de cette ville pendant quatre mois. Après avoir confié le commandement de Cairouan au cadi Abd-er-Rahman-Ibn-Rostem, Abou'l-Khattab se rendit à Tripoli et établit son autorité dans toute l'Ifrîkïa. Les choses demeurèrent en cet état jusqu'à l'an 144. Alors [le khalife] Abou-Djâfer-el-Mansour fit partir Mohammed, fils d'El-Achâth, de la tribu de Khozâa, ponr prendre le gouvernement du pays. Abou-'l-Khattab et ses partisans étaient kharedjites; ils suivaient, les uns, la doctrine des sofrites, et, les autres, celle des eibadites.

« PrécédentContinuer »