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d'Abou-'l-Abbas et petit-fils d'Ibrahîm. Ibrahim mourut la veille de samedi, 18 de Dou'l-Câda, 289 (octobre 902). Les chefs de l'armée montèrent aussitôt à cheval et se rendirent auprès d'Abou-Moder-Ziadet-Allah, le fils aîné d'Abou-'l-Abbas, fils d'Ibrahîm, auquel il proposèrent d'accepter le commandement de l'expédition et de le garder jusqu'au moment où il aurait rejoint son père. Le jeune prince s'adressa alors à son oncle, Abou-'l-Aghleb, et le pria d'accepter ce poste éminent comme en étant plus digne, mais celui-ci craignait trop d'engager sa responsabilité et ne voulut pas y consentir. Les habitants de Kasta qui ne savaient pas encore la mort d'Ibrahim, sollicitèrent la paix de nouveau, et obtinrent leur grâce. Les musulmans attendirent jusqu'à ce que tous leurs détachements fussent rentrés, et s'en retournèrent alors à Palerme, emportant avec eux le corps d'Ibrahim. On l'enterra à Palerme et on éleva un château sur sa tombe; ensuite tout le corps expéditionnaire rentra en Ifrikïa.

Ibrahîm était né le 10 du mois de Dou'l-Hiddja de l'an 235 (juin 850); il vécut cinquante-trois ans, onze mois et quelques jours, et avait régné vingt-huit ans, six mois et douze jours. La vie d'Ibrahîm était un tissu de vertus et de crimes: Ibn-erRakik en a fait le récit et nous en parlerons ici d'une manière abrégée. Selon cet historien, c'était un homme d'une grande résolution, qui gouvernait d'une main ferme. Pendant les sept premières années de son administration, il imita l'excellente conduite de ses ancêtres, mais, après son expédition contre El-Abbas fils d'Ibn-Touloun, lorsqu'il se fut débarassé des troubles que ce prince lui avait suscités, il changea de caractère et de conduite. Alors il commenca à thésauriser, et à tuer ses compagnons, ses intendants et ses chambellans; il finit par ôter la vie à son fils et à ses filles et par commettre des horreurs inouies 1.

Ibn-el-Athir, dans ses annales, parle longuement d'Ibrahim-Ibn-elAghleb; il loue la justice et la piété de ce prince et ne fait pas la moindre allusion aux forfaits épouvantables qu'Ea-Noweiri lui attribue. L'auteur du Baïan s'accorde avec En-Noweiri et nous apprend que ces actes de férocité ont été rapportés non-seulement par Ibn-er-Rakik mais par d'autres écrivains.

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Envers ses sujets il était le plus équitable des princes; jamais il ne repoussa un plaignant qui demandait justice, et tous les vendredis, après la prière, il tenait une séance à laquelle tous les opprimés étaient invités, par proclamation, à se rendre. Il arriva souvent que personne ne se présenta à ces audiences, tant était grand le respect qu'on montrait pour les droits d'autrui. Il accabla du poids de sa sévérité les puissants et les riches : « Il n'est permis à personne, disait-il, excepté au prince, de mal faire; et si on laisse croire à ces gens-là que leurs richesses peuvent leur servir de protection, tout le monde serait exposé à leur méchanceté et à leur violence. Si le souverain les épargne, cette indulgence les porte à lui resister et à conspirer contre lui. Quant aux sujets, ils sont le soutien de l'empire, et si l'on permet aux grands de les opprimer, le prince en a tous les désavantages et d'autres en retirent tout le profit. >>

Pendant qu'il se tenait un jour dans la tribune (macsoura) de la mosquée de Raccada, deux hommes de Cairouan se présentèrent devant lui et lui exposèrent qu'ils s'étaient associés avec la Cîda (maitresse), nom par lequel ils désignaient la mère d'Ibrahîm, pour faire le commerce de chameaux et d'autres objets, et qu'elle leur avait retenu six cents dinars qui leur revenaient de droit. Il dépêcha aussitôt un eunuque chez sa mère pour lui faire part de cette plainte. Elle reconnut la dette, tout en s'excusant d'avoir retenu l'argent : « Il me restait, disait-elle, un compte à régler avec eux et, comme ils sont mes débiteurs, je garde cette somme en attendant la liquidation.» Ibrahim envoya alors l'eunuque lui déclarer que si elle ne leur rendait pas l'argent, il les renverrait tous les trois devant (le cadi) Eïça-Ibn-Miskîn. Elle lui fit tenir la somme sur-le-champ, et il la remit aux plaignants en disant : « J'ai rempli mon devoir en vous rendant justice; maintenant, allez régler vos comptes avec la Cida ou bien vous aurez affaire à moi. » Quand il avait la certitude qu'un membre de sa famille s'était rendu coupable d'une injustice, il le punissait

avec la plus grande sévérité. Son fils et ses officiers faisaient parcourir les rues et les caravansérails, tous les jeudis, par leurs esclaves et domestiques, afin de découvrir s'il y avait quelqu'un qui eût à se plaindre d'un acte d'oppression; aussitôt, ils l'amenaient chez ce prince ou bien chez un autre membre de la famille, afin que justice fût faite.

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Il répandait à grands flots le sang de ses compagnons et de ses chambellans. Une de ses concubines laissa tomber un mouchoir dont il se servait pour s'essuyer la bouche après avoir bu du nebid (vin); quelque temps après, il le vit entre les mains d'un eunuque et, pour ce seul motif, il fit mettre à mort ce malheureux avec trois cents de ses camarades. Ce fut vraiment là le comble de la tyrannie et de l'injustice. Sur un simple soupçon, il fit décapiter son fils, Abou-'l-Aghleb; et il traita de la même manière huit de ses propres frères qui étaient à son service. L'un d'entre eux avait beaucoup d'embonpoint et demandait grâce, mais Ibrahîm répondit qu'il ne pouvait faire une exception en sa faveur. Plus tard, il fit mourir ses propres filles et se porta à des méfaits tels qu'aucun prince ni émir n'en avaient jamais commis avant lui. Toutes les fois qu'une de ses concubines accouchait d'une fille, la mère d'Ibrahîm prenait soin de l'enfant à l'insça du père; elle en avait déjà élevé seize, quand, un jour, en le voyant de bonne humeur, elle lui dit : « Seigneur! je désire vous montrer quelques jolies esclaves que j'ai élevées pour Voyons, dit-il, faites-les venir. » Comme il les trouva belles, sa mère lui fit observer que l'une était sa propre fille par telle d'entre ses concubines, et l'autre sa fille par telle autre, les désignant toutes successivement. Il sortit quelque temps après et dit à un esclave nègre appelé Meimoun, qui lui servait de bourreau: « Va et apporte-moi les têtes de ces jeunes filles. » A cet ordre, l'esclave fut pénétré d'horreur, et son maître, voyant son hésitation, éclata en injures contre lui et le menaça de l'envoyer dans l'autre monde avant elles. Il alla done

vous. >>

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les trouver et, à sa vue, elles se mirent à pousser des cris, pleurer et à demander grâce; cela ne leur servit à rien, il les tua, prit leurs têtes par les cheveux et revint les jeter aux pieds d'Ibrahim. Il avait plus de soixante jeunes gens à chacun desquels il avait assigné un lit. Etant venu à apprendre que quelques-uns d'entre eux étaient allés, pendant la nuit, trouver les autres, il monta sur son trône, à la porte du château, et se les fit amener tous. Les uns avouèrent leur faute, les autres le nièrent; et un jeune garçon qu'il affectionnait beaucoup ayant été Interrogé à son tour, répondit : « Seigneur ! il n'y a rien de vrai dans ce dont on nous accuse. » A peine eut-il prononcé ces paroles qu'Ibrahîm lui fit sauter la cervelle avec une massue de fer qu'il tenait à la main. Il donna ensuite l'ordre de chauffer des fours et il y fit jeter chaque jour cinq ou six de ces malheureux jusqu'à ce qu'il les eut fait tous périr. Il en fit enfermer plusieurs dans la pièce la plus échauffée du bain, et les retint là jusqu'à ce qu'ils mourussent. Il donna la mort à ses propres filles et à ses concubines en leur faisant souffrir diverses espèces de supplices : il plaça les unes dans une chambre qu'il fit murer et les laissa ainsi mourir de faim et de soif; il en fit étrangler ou égorger d'autres, de sorte qu'il n'en laissa plus une seule au château. Il passa un jour chez sa mère qui se leva pour le recevoir: « Je veux manger avec vous, dit-il. » Enchantée de cette marque de faveur, elle fit servir un repas, et le voyant en bonne humeur après avoir mangé et bu, elle lui dit : « J'ai élevé deux jeunes esclaves pour vous et je les ai réservées pour vos plaisirs; car, depuis la mort de vos concubines, il y a déjà longtemps que vous ne vous êtes distrait; elles savent chanter les versets du Coran, et si vous voulez, je les ferai venir pour que vous puissiez les entendre.»«< Faites ; » répondit-il. Elle donna l'ordre d'amener ces jeunes filles, et d'après son désir, et elles se mirent a réciter le Coran d'une manière admirable. « Voulez-vous maintenant, lui dit la princesse, « qu'elles vous récitent des vers. >> « Oui. » Elles chantèrent alors en s'accompagnant du luth et de la guitare, et déployèrent un grand talent. Ibrahîm commençait alors à sentir les effets du vin et se disposait à s'en aller

quand sa mère lui dit. « Voulez-vous qu'elles vous suivent chez vous ? elles se tiendront à la tête de votre lit et vous procureront des distractions; car il y a longtemps que vous êtes resté sans compagne. » — « Je le veux bien; » répondit-il. Il se retira alors, suivi des deux jeunes filles, et en moins d'une heure, un esclave vint chez la mère d'Ibrahim, portant sur sa tête un plateau recouvert d'une serviette. Elle s'imagina que c'était un cadeau de la part de son fils: quand l'esclave déposa le plateau devant elle et enleva la serviette, que vit-elle ? les têtes de ces deux jeunes filles. Frappée d'horreur, elle jeta un cri et s'évanouit. Beaucoup de temps s'écoula avant qu'elle eut repris ses sens, et ses premières paroles furent des imprécations contre son fils.

On raconte d'Ibrahîm beaucoup d'autres faits analogues. Ce fut sous son régne que se montra Abou-Abd-Allah le Chîite, personnage dont nous donnerons l'histoire '.

S LI.

RÈGNE D'ABOU'L-ABBAS-ABD-ALLAH, FILS D'IBRAHIM, FILS D'AHMED, FILS DE MOHAMMED, FILS D'EL-AGHLEB.

Abou-'l-Abbas Abd-Allah prit en mains le gouvernement de de l'Ifrîkïa du vivant de son père, comme nous l'avons déjà dit, et par la mort de ce prince il se trouva en possession de l'autorité suprème. Son père, dont le caractère sanguinaire se plaisait au meurtre, n'épargnait personne, pas même les membres de sa famille; aussi Abou-'l-Abbas lui témoigna-t-il une obéissance et une soummission extrêmes, ce qui porta Ibrahîm à le distinguer honorablement et à le préférer à ses autres fils. Abou-'l-Abbas succéda à son père le lundi 17 de Dou'l-Câda, 289 (novembre 902), et il commença aussitôt à donner audience aux opprimés, à porter de (grossiers) habillements de laine et à gouverner avec justice et bonté. Ne voulant point habiter le château de son père, il fit l'acquisition d'une maison bâtie en briques, et il y demeura jusqu'à ce qu'il eut achevé l'hôtel qui porte encore son nom. L'appréhension de voir son fils Ziadet-Allah se révolter contre lui le décida à le faire emprisonner ainsi que plusieurs de ses officiers.

1 On trouvera dans le tome i et dans l'histoire des Druzes de M. de Sacy, une notice sur Abou-Abd-Allah.

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