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de la Berbérie et projeta de soumettre définitivement le pays deux grandes expéditions devaient avoir pour objectifs, la première Tunis, la seconde, l'année suivante, Alger. On verra que l'expédition contre Alger, longtemps ajournée, ne devait être tentée que cinq ans plus tard et se terminer par un échec.

Ce fut une véritable croisade qui fut dirigée contre Tunis. La flotte, forte de 100 voiles, vint aborder près de Carthage, à l'endroit même où saint Louis était venu débarquer trois siècles auparavant, et mit à terre 20 000 soldats. Le souverain hafside Moulaï Hassan, que les Espagnols entendaient restaurer sur le trône de Tunis, s'enfonça dans l'intérieur du pays pour chercher « ses nombreux cavaliers » et ramena 150 hommes. De son côté Kheïr ed-Dine avait 5 000 Turcs et 2 000 Tunisiens, et s'efforçait de surexciter la population contre les chrétiens par des prédications dans les mosquées. Mais le petit nombre d'indigènes qui prirent part à la lutte, de part et d'autre, témoigne suffisamment de l'indifférence des populations de l'intérieur pour ce qui se passait sur les côtes; en réalité, pendant toute la période qui va suivre, la lutte demeurera circonscrite entre les Espagnols et les corsaires turcs.

La Goulette fut enlevée, les esclaves chrétiens de Tunis se révoltèrent et les Turcs s'enfuirent vers le sud. L'armée espagnole fit subir à la malheureuse ville, où vraisemblablement il ne restait plus un seul Turc, un sac de trois jours. Les Arabes, qui s'étaient naturellement avancés jusqu'aux portes de la ville, ne cessèrent de harceler les soldats turcs et s'emparèrent des fugitifs pour les livrer aux vainqueurs.

Les Turcs abandonnèrent pour un temps la Berbérie. Kheïr ed-Dine gagna les Baléares puis Stamboul, ne laissant que quelques troupes à Alger.

A Tunis, le souverain hafside fut rétabli sur le trône et reconnut la suzeraineté de l'Espagne; il s'engageait à payer un tribut annuel de 12 000 ducats d'or, 6 chevaux et 12 faucons, et abandonnait aux chrétiens le droit de

pêcher le corail à Tabarca et à la Calle; il s'engageait de plus à mettre en liberté les captifs et à ne pas aider les corsaires, non plus que les Maures d'Espagne récemment convertis au christianisme. La Goulette, Bizerte, Bône et Medhia restaient aux Espagnols.

Ceux-ci fortifièrent les points qu'ils avaient acquis, et les forts qu'ils élevèrent se voient encore en divers points de la côte. Mais ces ouvrages ne devaient pas suffire à assurer leur prépondérance en Berbérie. Après les excès commis dans la prise de Tunis, les Espagnols ne pouvaient conserver longtemps leur influence sur ce pays. Aussi disparaîtront-ils définitivement, chassés par les Turcs, après une domination plus nominale que réelle de trente années.

La puissance des souverains hafsides, régnant sous leurs auspices, va décliner elle-même de jour en jour. Moulaï Hassan n'est pas assez fort pour tenir tête à la fois aux Turcs et aux Arabes. Les premiers se retirent à Kairouan et le sultan, appuyé par les troupes espagnoles, échoue devant la place. Les Arabes Chabbia de l'intérieur sont toujours intraitables. A Tunis même, le parti turc est puissant; Bizerte seule est soumise et voit démanteler ses remparts.

Enfin, les princes hafsides vont travailler eux-mêmes à leur propre perte. Ahmed Sultan, fils de Moulaï Hassan, cherche à s'emparer du trône et excite le fanatisme des populations en faisant ressortir les complaisances de son père pour les chrétiens. Il marche contre lui, s'empare de sa personne et lui donne à choisir, dit-on, entre la prison perpétuelle et la perte de la vue; Moulaf Hassan choisit ce dernier supplice et a les yeux crevés.

L'année 1541 marque l'apogée de l'influence chrétienne en Berbérie; des garnisons espagnoles tiennent les villes de la côte et les chevaliers de Malte, de leur côté, se sont emparés de Tripoli et de Djerba.

Mais de nouveaux corsaires turcs, vers le même temps, apparaissent ils s'emparent de Medhia et s'y installent

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en toute sécurité : Ahmed Sultan a assez à faire à combattre les Arabes rebelles et particulièrement les Ouled Saïd. Enfin, en cette même année 1541, échoue la grande expédition de Charles-Quint contre Alger. Les Turcs, libres de ce côté, se portent contre les Kabyles puis contre les tribus arabes Daouaouïda du Hodna; ils chassent peu après les Espagnols de Tlemcen, et entrent même en lutte contre les Chérifs de Fez. Dès lors, c'est une suite de succès pour eux expédition contre les princes de Touggourt, expédition à Fez, prise de Bougie enlevée aux Espagnols; chaque année marque de nouveaux progrès des Turcs en Oranie; le beylerbey Hassan 1 attaque Mers el-Kebir elle-même, qui n'est sauvée qu'à grand'peine. En Espagne, Charles-Quint est mort et Philippe II échoue dans ses tentatives pour reconquérir la suprématie. En 1559, enfin, le beylerbey Euldj Ali al Fartas (Ali le Chauve, renégat) propose au sultan de Stamboul, Selim II, de reprendre Tunis où règne alors Ahmed Sultan, qui se trouve être son ennemi personnel; il s'en empare facilement. Ses vaisseaux, un peu plus tard, prennent une part active à la bataille de Lépante, et, si les Turcs de Stamboul sont écrasés par les puissances chrétiennes, ceux de Berbérie ont par contre conquis une place prépondérante dans la Méditerranée occidentale.

Une dernière fois, les Espagnols interviennent en Ifrikya. Don Juan, frère du roi Philippe II, reprend Tunis et refoule les Turcs vers Kairouan. Mais bientôt ils reviennent, renforcés d'une foule de cavaliers venus de Tripoli, et chassent définitivement les chrétiens (1574). Ainsi prend fin l'occupation de l'Ifrikya par les Espagnols elle a été sans influence sur la vie du pays.

Cette fin du XVIe siècle marque donc le triomphe de l'Islam dans toute la Berbérie, mais de l'Islam repré

1. Ne pas le confondre avec Moulaï Hassan, le hafside.

senté par les Turcs et non par les Berbères ou les Arabes; les souverains hafsides ont souvent même appelé les chrétiens pour chasser les Turcs. Ils redoutaient à juste titre ces conquérants audacieux, guerriers et bien organisés, venus de cet Orient, d'où avaient reflué déjà sur l'Ifrikya les hordes arabes. Enfin, ils pensaient avec raison n'avoir pas à redouter des chrétiens la cruauté et la tyrannie qui signalaient le passage des Turcs. Les chrétiens avaient donné souvent des preuves manifestes du peu de suite qu'ils apportaient à leurs essais de conquête en Berbérie; l'abandon fréquent de leurs propres garnisons dans les ports, leurs débarquements mal conduits, qui presque toujours se terminaient par un échec lamentable, n'étaient pas faits pour donner une haute idée de leur puissance. Leur ignorance absolue du pays et leur méconnaissance des populations, qui furent pour beaucoup dans l'échec des Espagnols, étaient bien faites pour rendre les Européens peu redoutables.

Quant aux populations, grâce à l'anarchie qui régnait alors au Maghreb central, elles étaient livrées à leurs propres sentiments. Les Kabyles des montagnes, jaloux de leur indépendance, combattaient les Turcs comme ils auraient combattu n'importe quel envahisseur, comme ils avaient combattu de tout temps les tribus rivales et leurs propres princes, qui durent, à coups de victoires, édifier leurs empires 1.

A ce moment viennent se réfugier en Berbérie les Maures d'Espagne, expulsés par les rois catholiques : issus des nombreux Berbères qui, à toutes les époques, passèrent en Espagne, les Maures regagnent ainsi leur première patrie 2. Une quantité de Juifs, expulsés également, se joignent à eux et s'installent dans les ports de la côte. Ce sont les dernières modifications qui se produisent dans l'ethnographie de la Berbérie. De sorte

1. Voir plus loin ch. xxi, caractères de la domination turque. 2. Voir au sujet des Maures d'Espagne, ch. xxIII.

qu'au XIXe siècle elle sera, dans ses grandes lignes, très peu différente de ce qu'on vient de voir : quelques noms, seuls, auront changé.

Cependant, la population des côtes mérite une mention particulière : les Turcs n'ont pas amené de femmes de leur race en Berbérie; ils épousent des femmes du pays, et de ce croisement résulte, dans les ports et dans les capitales des beyliks, une race mixte, dont les enfants mâles appelés coulouglis (fils d'esclaves) conservent quelques-unes des qualités guerrières de leurs pères, mais se fondent rapidement dans la masse de la population. Les Turcs, grâce à la course, épousent aussi des chrétiennes et, dans les grandes familles particulièrement, le mélange de sang chrétien n'est pas rare. Au demeurant, cette population très spéciale des côtes est travailleuse, assimilable, rompue à subir toutes les dominations. C'est elle que, particulièrement sur les côtes de Tunisie, l'on rencontre au XIXe siècle.

Le régime turc.

Nous avons jusqu'ici divisé la Berbérie orientale en deux parties : l'Ifrikya, s'étendant des côtes orientales jusqu'à l'Aurès et jusqu'à Constantine, et le Maghreb central, dont la Moulouïa formait la limite à l'ouest.

Les Turcs, en faisant d'Alger leur capitale, vont nous amener à une division nouvelle du pays. Les beylerbeys d'Alger, au xvie siècle, ont étendu leur domination à l'Ifrikya, mais, dès qu'ils disparaissent (1587), des pachas indépendants l'un de l'autre sont installés par la Porte à Alger et à Tunis. Dès lors, le pacha, puis le dey de Tunis entend régner jusqu'à Constantine inclusivement, et, dès le début du xvIIe siècle, les deux pays rivaux entrent en lutte au sujet des tribus qui se réclament alternativement de l'un et de l'autre; de sorte que les deux pachas, d'un commun accord, tracent la frontière qui continuera à séparer les pachaliks de Tunis et d'Alger (1614).

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