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TROISIÈME PARTIE

LES TURCS

CHAPITRE XIV

LES ESPAGNOLS ET LES TURCS
FANATISME MUSULMAN >1

LE

Au xvie siècle, tout change en Berbérie.

Les empires berbères s'affaiblissent; les Espagnols occupent les côtes de l'Oranie; les Turcs apparaissent en Ifrikya. C'est l'époque où réellement, selon l'expression du chroniqueur, « la liberté des Berbères descend au sépulcre pour jamais ».

A Fez règnent les derniers Mérinides;

A Tlemcen, les derniers Zéyanites (Ald-el-Ouadites); A Tunis, enfin, les Hafsides voient leur puissance décliner dans un pays livré aux pires désordres.

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1. H. de Grammont, Correspondance des consuls d'Alger, dans la Revue africaine, no 184 et suivants. Histoire d'Alger, 1887. E. Plantet, Correspondance des deys d'Alger avec la cour de France (1579-1833), 2 vol., 1889. Haëdo, Topographia e historia general

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de Alger, 1612, trad. Berbrugger et Monnereau, dans la Revue africaine, t. XIV et XV. Epitome des rois d'Alger, trad. de Grammont; id., t. XXIV et XV. Amiral Jurien de la Gravière, Doria et Barberousse, 1886. Berbrugger, Nombreux articles sur l'établissement des Turcs à Alger, dans la Revue africaine, vers 1860. - Féraud, id. Walsin Esterhazy, De la domination turque, 1840. Paul Ruff, La domination espagnole à Oran sous le gouvernement du comte d'Alcaudète (1534-1558), 1900.

PIQUET.

L'Afrique du Nord.

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Dans les trois empires, d'ailleurs, le pouvoir des souverains n'est plus qu'une fiction et le pays tend à se fractionner. Dans les montagnes, ou dans les régions éloignées des capitales, de véritables royaumes vivent d'une vie propre; en Grande-Kabylie, les rois de Koukou vont jouer pendant la période turque un rôle important; au Sahara, les sultans de Touggourt sont indépendants. En Ifrikya même, les villes du littoral oriental et du Djerid ont repris leur autonomie et leurs vieilles institutions municipales; mais les tribus arabes errantes, qui se sont érigées en protectrices des sédentaires, exigent d'eux une redevance annuelle.

Que sont exactement ces tribus, qui vont jouer un rôle important au cours des xvie et xvII° siècles?

L'élément arabe, depuis cinq siècles, a peu à peu modifié la race. Nous avons suivi la marche des tribus hilaliennes et soléimites, et leur implantation dans le pays ouvert, en Ifrikya et au Maghreb central. Au XVIe siècle, leur progression vers l'ouest s'est arrêtée et une sorte d'équilibre des populations semble atteint. La population du Maroc actuel peut donc être considérée comme représentant les aborigènes, si l'on excepte les quelques mélanges localisés dans les vallées, et qui sans doute furent trop peu importants pour modifier vraiment la race.

L'Oranie, au contraire, où les tribus arabes se sont établies assez tôt et où elles n'ont cessé d'habiter, s'est modifiée complètement à leur contact.

L'Ifrikya a été occupée elle aussi par leurs tribus, et les Houara qui couvrent la région centrale se sont légèrement arabisés; enfin, sur la côte orientale et en Tripolitaine, on rencontre des groupements arabes non mélangés à la race autochtone 1.

1. Au xvI° siècle, l'état des populations de l'Ifrikya est, dans ses grandes lignes, le suivant :

Dans la région de Bougie et de Constantine les Zouaoua, Ketama et Adjiça, anciens possesseurs du pays ont depuis longtemps

Toute l'ancienne Bysacène est encore aux mains des tribus arabes nomades et pillardes qu'il n'a pas été possible encore d'assimiler ni de réduire : les Chabbïa, puissante famille de la tribu des Mohelhel (fraction des Kaoub 1), commandent aux plus disciplinés d'entre eux; ils ont fondé à Chabba, près Kairouan, une véritable royauté et poussent leurs incursions jusqu'aux portes de Tunis. Des aventuriers de toute origine se joignent à eux pour ces razzias.

Derrière eux campent les Ouled-Saïd, ces brigands que les sultans hafsides ont toujours mis hors la loi. Aussi ces Arabes nomment-ils du nom de guerre. sainte toute révolte contre les souverains de Tunis. Les Turcs vont poursuivre l'extermination de ces bandes qui se disperseront ou se fixeront au sol.

Au milieu du xve siècle, les Turcs ont pris Constantinople et mis fin à l'empire d'Orient; ils ont ensuite poussé leurs conquêtes en Europe, au début du XVIe siècle, sous Sélim ler, puis se sont étendus en Asie et menacent la Syrie, l'Arabie et l'Égypte; ils vont bientôt jeter les yeux vers l'Occident.

Peut-être n'auraient-ils pas convoité la Berbérie, si l'audace de leurs corsaires ne les y avait amenés et si les circonstances n'avaient pas servi merveilleusement ceux-ci, qui, sans y prendre garde, soumirent un pays immense et jadis puissant. L'anarchie, qui marquait les dernières années des grands empires berbères, avait condamné le pays à l'asservissement, mais il est

gagné les montagnes les plus élevées où ils ont repris leurs vieilles coutumes berbères et vivent indépendants.

Dans la plaine de Bône, les Oulhaça se sont arabisés. Enfin les Beni-Ifrene et les Houara qui couvraient les montagnes de l'intérieur, mêlés aux Soleïm, sont devenus : les Hananecha, que commande la famille féodale des Harar, les Nemen cha de Tebessa et les Haracta, à l'ouest des précédents.

1. Voir plus haut, ch. xIII, l'histoire des Kaoub.

certain que les puissances chrétiennes, et particulièrement l'Espagne, se seraient établies définitivement sur ces rivages, qu'elles convoitaient de longue date, si elles ne s'étaient heurtées aux entreprises des corsaires turcs.

La domination turque retardera de trois siècles l'ouverture de la Berbérie au commerce et sa mise en valeur, tout au moins en Ifrikya et dans le Maghreb central. Quant au Maghreb-el-Acsa, il échappera toujours à la tutelle des Turcs, comme d'ailleurs à toute influence de la part des nations chrétiennes; l'empire des Chérifs, qui brillera d'un vif éclat du xvie au xixe siècle, sous deux dynasties successives, maintiendra le Maroc dans son isolement.

Au début du xvie siècle, les pirates turcs avaient fait de l'île de Mételin (Lesbos) leur quartier général. Un simple potier de cette île avait quatre fils qui s'adonnaient à la piraterie : Elias, Ishac, Baba Aroudj et Kheïr ed-Dine. Le troisième surtout, Aroudj, était fort entreprenant; surpris un jour par une galère des chevaliers de Rhodes, il dut ramer comme forçat; puis, s'étant évadé, il se rendit en Ifrikya et conçut le dessein de faire de ce pays nouveau le théâtre de ses exploits. Il vint proposer au sultan hafside de Tunis de l'associer aux bénéfices de ses prises, et, bien accueilli, alla créer à Djerba un refuge de pirates où son frère Kheïr edDine le rejoignit bientôt. Dès lors, tous deux se livrèrent à la course et, pour se concilier son appui, comblèrent de présents le sultan, qui leur servit de recéleur et de complice on raconte qu'en une seule fois, ils offrirent à Moulaï Mohammed, qui régnait alors, cinquante jeunes hommes espagnols tenant en laisse des chiens et des oiseaux rares, et quatre jeunes filles nobles parées de beaux vêtements et montées sur de magnifiques chevaux ».

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Les circonstances suivantes les amenèrent à pousser vers le Maghreb. Les Espagnols avaient des établisse

ments sur les côtes d'Oranie depuis les premières années du XVIe siècle1 : c'est à la prière du souverain de Tunis et du cheikh d'Alger, que les deux frères se rendirent dans cette ville, où les Espagnols s'étaient emparés déjà de l'îlot du Peñon; le cheikh arabe comptait sur les Turcs pour les en chasser. Baba Aroudj se rend en effet à Alger, se défait par surprise du cheikh, son allié, et se fait proclamer roi par ses soldats; il livre ensuite la ville au pillage.

Dès lors, le corsaire, maître d'Alger, maître également de la mer où dominent ses vaisseaux, décide de conquérir la Berbérie. Il écrase les Zénètes, puis s'empare du royaume zeyanite de Tlemcen; mais bientôt, assiégé lui-même dans cette ville, il est contraint de s'enfuir vers Oudjda, où il est pris et tué.

Son frère Kheïr ed-Dine prend le commandement des forces corsaires. Il rentre bientôt en vainqueur à Alger et offre l'Afrique au sultan de Constantinople, Selim Ier, qui le nomme « capitan pacha », c'est-à-dire commandant en chef de la flotte turque. C'est de cette époque que date la fondation du port d'Alger.

Kheir ed-Dine, à la tête d'une flotte puissante, se présente alors devant Tunis, dont il s'empare par ruse, et déclare les Hafsides déchus du trône (1534). Mais, peu sympathique aux habitants, il doit, pour se faire accepter, répandre l'argent et les faveurs, et accorder une amnistie générale; il est même contraint de recourir à la force et d'envoyer à Kairouan une garnison turque.

A défaut d'un prince indigène capable de résister aux Turcs, il est certain qu'une action énergique de la part d'une puissance chrétienne aurait alors délivré la Berbérie. Mais l'Espagne se détournait de l'Afrique : Charles-Quint venait d'être élevé à l'empire et son attention se portait ailleurs; toutes ses forces étaient absorbées par ses luttes contre la France.

C'est en 1535 seulement, qu'il put à nouveau s'occuper

1. Voir ch. xxii. Les chrétiens en Berbérie.

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