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alliés singulièrement incertains et perfides, pourtant c'est à cette mobilité d'impressions même que l'Afrique byzantine dut son salut. Aux moments les plus désespérés, la diplomatie grecque sut, par des intrigues habiles, semer la division parmi ses adversaires, et par là brider tous leurs efforts : c'est par ces pratiques, autant que par les victoires de ses généraux, qu'elle devait finalement conjurer le péril et rétablir la domination impériale.

LE GOUVERNEMENT DE JEAN TROGLITA

I

Vers la fin de l'année 546, débarquait à Carthage, pour prendre la conduite des opérations militaires, le successeur d'Artabane, le magister militum Jean Troglita 1. C'était un ancien officier de l'armée d'Afrique; il avait pris part à l'expédition de 533, et sous les ordres de Bélisaire, commandé l'un des corps de fédérés ; plus tard, pendant le premier gouvernement de Solomon, il avait été, en qualité de duc, chargé de défendre la frontière de Tripolitaine, et en plusieurs rencontres, il avait fait sentir aux Levathes la vigueur de son bras; associé ensuite aux brillantes campagnes du patrice, il était demeuré en Afrique après les événements de 536; à la journée de Cellas Vatari, il commandait une portion la plus importante de l'aile droite; en 538, il s'était distingué au combat d'Autenti, probablement livré contre les tribus de la Byzacène'. A la différence de tant de gouverneurs envoyés avant lui dans la province, il connaissait donc par une longue expérience le pays qu'il allait administrer, et les ennemis qu'il devrait combattre. Les récents services qu'il venait de rendre en Orient augmentaient encore son prestige.

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1. Bell. Vand., p. 533; Jordanes, Romana (édit. Mommsen, p. 51). 2. Joh., I, 380-381; Bell. Vand., p. 359; Joh., I, 470-472; III, 294-301; Bell. Vand., p. 487; Joh., III, 318-319.

3. Joh., I, 349.

avec un rôle

Nommé duc de Mésopotamie, il avait pendant cinq années pris part, sous les ordres de Bélisaire, aux événements de la seconde guerre perse 1; en 541, il avait assisté, moins glorieux peut-être que ne le raconte son panégyriste Corippus, à la bataille de Nisibis; puis il avait eu la bonne fortune, par un heureux coup d'audace, de sauver Théodosiopolis vivement pressée par les armées de Chosroès, et sous les murs de Dara, il avait réussi à battre et à faire prisonnier l'un des meilleurs lieutenants du roi, Mermeroès. La trève conclue en 546 entre l'empire et la monarchie des Sassanides avait permis à Justinien d'employer en Occident les services du victorieux général; bientôt les événements allaient justifier la confiance du prince, et montrer combien était heureux pour l'Afrique le choix qu'il avait fait.

Il ne faut point en effet juger uniquement le nouveau gouverneur d'après le portrait un peu pâle qu'en a tracé Corippus. En dépit des flatteuses intentions du poète, son personnage est un peu trop dessiné selon le type ordinaire des héros d'épopée trop souvent il n'est qu'un décalque, et combien affaibli, du pieux Énée 3, et comme son modèle, il apparaît trop constamment sous la figure d'un infatigable et fatigant discoureur, sentencieux, vertueux et grave, et parfaitement ennuyeux. Heureusement l'histoire même des campagnes qu'il a conduites donne du général byzantin, une plus favorable idée. Plus d'une fois, l'ancien lieutenant de Bélisaire se montra digne du chef dont il avait reçu les leçons. Rompu de longue date à la tactique des indigènes, il sut déjouer tous leurs pièges, éventer toutes leurs ruses; et son énergique audace triompha avec un égal succès des obstacles de la nature et de la résistance des hommes. Dans l'hiver de 546-547, malgré les difficultés d'une saison froide et pluvieuse, il poursuivit la campagne avec une rare tenacité; à deux reprises, en plein

1. Bell. Pers., p. 216, 230.

2. Joh., I, 58-110. Cf. Bell. Pers., p. 230-232.

3. Cf. Joh, I, 197-207, où la comparaison est faite tout au long.

4. Cf. Joh., VII, 38-50.

été, malgré une chaleur torride, il organisa et diriga des expéditions contre les Berbères, et sentant la valeur de l'offensive, il osa pousser bien avant dans le Sud, dans des régions désertes où jamais encore les généraux byzantins ne s'étaient aventurés. Sans doute, pas plus que ses devanciers, il n'échappa aux misères dont souffrait le chef de toute armée grecque : il connut l'indiscipline, la lâcheté, les séditions des soldats; toujours, alors même que sa vie était en péril, il réussit par son ferme sang-froid à reprendre le dessus ; la défaite même ne put abattre son énergie, et après avoir dans la bataille, déployé le plus brillant courage du soldat, il sut être dans la retraite le plus prudent, le plus prévoyant, le plus habile des généraux. Le diplomate chez lui valait l'homme de guerre; il sut maintenir constamment dans l'alliance byzantine quelques-uns des plus grands chefs indigènes et conquérir assez de prestige à leurs yeux pour devenir l'arbitre écouté de leurs querelles; il sut et jamais avant lui nul gouverneur n'avait obtenu ce succès — amener labdas, le grand roi de l'Aurès, à faire servir ses contingents sous la bannière de l'empire; toujours il sut garder fidèles à sa cause ces inconstants alliés, même après un désastre bien propre à ébranler leur dévouement, et il paraît avoir acquis sur eux assez d'influence pour être, dans des circonstances graves, plus sûr d'eux que de ses propres soldats. Certes, par sa bravoure, son énergie, son audace, par son expérience du pays et des hommes, par les heureuses inspirations de sa tactique comme par les habiles conseils de sa diplomatie, le nouveau gouverneur militaire était plus que tout autre capable de réaliser en Afrique les instructions de Justinien, de sauver la province du pressant péril où elle semblait prête à sombrer, de revendiquer enfin les droits imprescriptibles de l'autorité impériale que le prince avait, au moment du départ, recommandés à toute la sollicitude de son lieutenant1.

La fin de la guerre perse, en même temps qu'elle rendait

1. Joh., I, 146-147,

disponible un général de valeur, permettait aussi de renforcer sérieusement les forces militaires de l'Afrique byzantine. Justinien se résolut à envoyer en Occident un armement assez considérable. Une flotte fut équipée, une armée nouvelle levée1, et dans les derniers mois de l'année 546, après une navigation généralement heureuse, l'expédition entrait dans le port de Carthage. Il était grandement temps de venir au secours de l'Afrique les tribus de la Tripolitaine, parmi lesquelles il faut nommer au premier rang celles des Levathes et des Austures, continuaient à ravager cruellement la Byzacène; Antalas tenait la campagne, et ses Berbères, rendus audacieux par la profonde désorganisation de l'administration grecque. s'enhardissaient jusqu'à assiéger les villes du littoral; Iabdas, quoiqu'il semble avoir dès ce moment regagné prudemment la Numidie, restait en armes ou du moins gardait une attitude menaçante, et les débris de l'armée byzantine, sous les ordres de Marcentios, le duc de Byzacène, et de l'Arménien Grégoire, un proche parent d'Artabane, étaient bloqués dans Carthage et dans quelques autres places fortes. Pour porter remède à cette périlleuse situation, de quelles ressources allait disposer le nouveau général? Malgré les efforts de l'empereur, on n'avait pu lui confier des troupes fort nombreuses : les événements d'Italie à ce moment même réclamaient une grande partie des forces de la monarchie, de sorte que, même en tenant compte des détachements que trouvait en Afrique le magister militum, l'effectif total de l'armée byzantine demeurait assez peu considérable : Corippus insiste à maintes reprises sur la faiblesse numérique des soldats grecs3. Heureusement la qualité des troupes compensait en quelque manière cette infériorité. L'essentiel des forces byzantines d'Afrique semble avoir été à cette date formé de cavalerie, et l'on sait que c'était là, dans les armées du temps, l'élément le plus solide

1. Joh.,I, 125-128.

2. Il figure dans l'énumération faite, Joh., II, 140-162, mais ne paraît point dans la bataille du livre IV.

3. Joh., I, 482; IV, 376-377, 661.

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