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L'AFRIQUE BYZANTINE VERS LE MILIEU DU VI SIÈCLE

PREMIÈRE PARTIE

LA FIN DU RÈGNE DE JUSTINIEN (544-565)

CHAPITRE PREMIER

LA CRISE DES ANNÉES 545-546

Les mesures prises par Justinien pour réorganiser et défendre l'Afrique byzantine semblaient devoir assurer à la province une longue sécurité. Sous le gouvernement tutélaire de Solomon, le pays reprenait haleine et réparait lentement ses forces'; à l'abri des garnisons et des forteresses de la frontière, la contrée retrouvait cette richesse agricole qui jadis avait fait d'elle l'un des greniers du monde romain; grâce aux heureux efforts de la diplomatie grecque, les tribus indigènes. elles-mêmes semblaient pacifiées; et dès 541, les délégués africains envoyés à Constantinople pouvaient déclarer à l'empereur que, sous sa bienfaisante autorité, leur patrie avait déjà recouvré son ancienne prospérité'. Malheureusement les appa

1. Joh., III, 342.

2. Morcelli, Africa christ., III, p. 293. Novelles (éd. Schoell), App. II.

rences étaient plus brillantes que la réalité : bientôt de nouveaux malheurs allaient fondre sur l'Afrique, et l'on peut démêler sans trop de peine quelques-unes des raisons qui allaient momentanément ébranler la grande œuvre de reconstitution entreprise par Justinien.

si

Tout d'abord ces places fortes, qui couvraient d'un réseau serré le pays tout entier, étaient peut-être trop nombreuses pour assurer une défense vraiment efficace. Pour élever en peu d'années cette multitude de citadelles, il avait fallu plus d'une fois sacrifier au désir de faire vite la solidité de la construction; aussi plusieurs de ces forteresses n'avaient-elles que des remparts insuffisants', et quelques-unes d'entre elles demeuraient même inachevées. D'autre part, l'armée d'occupation n'était pas assez considérable pour tenir sérieusement tous ces postes; beaucoup de places de seconde ligne paraissent avoir été laissées sans garnison et simplement confiées à la garde de leurs habitants ; et dans celles mêmes où étaient établies les troupes impériales, souvent on ne rencontre que des détachements très faibles, bons peut-être pour protéger derrière des murailles la ville où ils étaient cantonnés, absolument incapables de surveiller efficacement et de couvrir le pays d'alentour3. Certes ces forteresses rendaient de réels services en offrant aux populations des campagnes un asile sùr et inexpugnable'; certes leurs fortes murailles pouvaient en général braver les attaques d'un adversaire maladroit à l'art des sièges; mais si, de cette sorte, elles assuraient aux villes une relative sécurité, le plat pays restait ouvert à toutes les attaques, exposé à toutes les razzias des Berbères. Au pied de ces citadelles impuissantes, dont les défenseurs assistaient inactifs aux pillages et aux incendies, les légers cava

1. Joh., 1, 406-408; Bell. Vand.,

2. Bell. Vand., p. 508, 510.

3. Id., p. 463, 509-510.

4. Id., P. 512.

p. 509.

5. Id., p. 508. Cf. sur le mode d'attaque nécessaire pour enlever une place byzantine, Aed., p. 211.

liers indigènes passaient sans s'arrêter, et plus d'une fois, ils pousseront leurs pointes audacieuses jusque sous les murs de Carthage. Ainsi le système d'occupation, si savamment combiné en apparence, demeurait en réalité assez inefficace'; malgré ses dispositions si ingénieuses, si compliquées, en fait, les frontières étaient insultées et forcées, le pays ravagé, les habitants surpris et traînés en esclavage. Pour éviter ces misères, pour obtenir de ces citadelles innombrables le résultat qu'on en attendait, il eût fallu quelque chose de plus : une armée très forte capable de tenir la campagne et de faire tête à l'envahisseur, une diplomatie très habile, capable de prévenir les desseins des Berbères, et de les maintenir en tranquillité. L'une et l'autre chose malheureusement manquaient à la fois dans l'Afrique byzantine.

Malgré les énergiques efforts du patrice Solomon, la décomposition de l'armée d'Afrique n'avait pas été arrêtée, et plus que jamais elle souffrait des maux qui l'avaient affaiblie naguère. L'administration militaire était plus que jamais pitoyable; malgré les sommes considérables accumulées au trésor de Carthage, constamment la solde était en retard'. Les corps de limitanei mal organisés, mal payés, se disloquaient; le service des vivres et des convois, mal préparé, mal surveillé,

1. Bell. Vand., p. 515-516, 533.

2. Sur les inconvénients du système de l'occupation byzantine, je relève une remarque caractéristique faite par un écrivain militaire de ce temps, et qui montrera combien en ce pays d'Afrique les choses ont peu changé : « Le général de Lamoricière pensait que la soumission complète de l'Algérie n'était pas au-dessus de nos forces, mais que, pour l'accomplir, il fallait changer de fond en comble les vieux errements et passer résolument de la défensive à l'offensive; que pour cela il fallait plonger dans l'intérieur, non pas au moyen de petites garnisons, sans puissance et sans action, retranchées derrière des murailles et submergées dans le flot indigène, mais au moyen de fortes colonnes mobiles parcourant le pays eu tous sens, vivant sur lui, nourrissant la guerre par la guerre et frappant sans relâche dans leurs intérêts, jusqu'à ce qu'elles demandassent grâce, ces populations dont nous n'avions pu encore vaincre l'hostilité. » (Général du Barail, Mes Souvenirs, I, p. 110-111). 3. Bell. Vand., p. 532.

4. Id., p. 520; Joh., VIII, 81. 5. Proc., Hist. arcana, p. 135.

faisait échouer toute expédition sérieuse'. L'esprit des troupes était détestable. Dans ces régiments presque uniquement composés de mercenaires, on ne rencontrait nulle trace de patriotisme, nul attachement au drapeau. Ne cherchant dans la guerre que l'occasion de faire fortune, mécontent de tout service un peu dur, lassé de tout effort un peu persévérant, le soldat avait glissé à une indiscipline effrayante. Pour soutenir son zèle, il lui fallait l'appât du butin: comme le dit Corippus, sans aucune intention ironique",

Virtutemque novat captae spes addita praedae.

Aussi, sur le champ de bataille même, le soldat réclamait sa récompense3; et si l'énergie du général prétendait ajourner le partage des dépouilles, l'armée se répandait en menaces, et au premier engagement se vengeait, en se battant mal, du prétendu tort qu'on lui avait fait. S'agissait-il d'entreprendre quelque expédition un peu difficile, aussitôt les troupes se plaignaient des fatigues de la marche, de l'insuffisance des vivres, des rigueurs du climat*; en présence même des députés ennemis reçus au camp romain, elles exprimaient tout haut leurs insolentes doléances'; et si le commandant en chef montrait quelque velléité de résistance, une sédition éclatant dans le camp se chargeait de lui apprendre son devoir". Les ordres reçus demeurent lettre morte à la veille de la bataille, les soldats se dispersent; au jour du combat, ils s'engagent sans attendre le signal, et sans scrupules abandonnent leurs officiers au milieu du péril'. Aucun respect de l'autorité à chaque instant, on menace les chefs de mort, et parfois l'éxécution suit la menace. Toujours prêtes

1. Bell. Vand., p. 467-468; Joh., VI, 309-325.

2. Joh., VI, 7.

3. Bell. Vand., p. 505.

4. Joh.. VI, 309-365; VIII, 63-84. Et pourtant Corippus n'a que des éloges pour l'armée byzantine.

5. Id., VI, 408-411.

6. Id., VI, 364, 365; VIII, 50-51.

7. Id., VI, 375-378, 498-504, 602-603, 697-700.

8. Id., VIII, 87-88; 102-104.

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