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VII

DOMINATION FRANÇAISE

Le 3 août 1830, un jeune Bougiote, nommé Mourad, se présentait chez M. le comte de Bourmont, comme chef d'un parti considérable qui, à la moindre démonstration des conquérants d'Alger, leur ouvrirait les portes de Bougie. Les prétentions de cet individu étaient le titre de kaïd pour lui-même, et celui de capitaine du port en faveur d'un de ses adhérents qu'il avait amené. On accueillit ses ouvertures; on lui fit des présents; il reçut un diplôme avec un cachet de kaïd. Enfin, escorté d'un brick de l'État qui avait mission de l'appuyer, il fit voile vers Bougie, sur une embarcation frêtée par le capitaine du port et par lui. Ces malheureux, en débarquant, furent massacrés de suite, et le brick qui se tenait en rade, accueilli à coups de canon, fut obligé de regagner Alger.

Malgré la fin tragique de Mourad, un autre Bougiote, nommé Bou Setta, fit, quelque temps après, de nouvelles démarches auprès du gouvernement français, prétendant, lui aussi, être l'émissaire de ses compatriotes. Bou Setta, coulougli d'origine, était un homme avide et ambitieux; après s'être assuré l'appui de quelques gens de son espèce, il brigua d'abord l'honneur d'être nommé kaïd de Bougie, comptant s'enrichir par ses exactions. Les Mezzaïa

repoussèrent sa candidature. Peu découragé par cet échec, il se rendit alors à Alger, où il s'intitula capitaine du port de Bougie, et, sous l'inspiration d'un sieur Joly, il adressa des propositions au gouvernement. Son projet était de faire établir à Bougie un consul de notre nation, qui aurait été le sieur Joly lui-même, et d'en ouvrir le port aux navires français. Bou Setta aurait remis à Joly les objets d'exportation apportés en ville par les soins d'Oulid ou-Rabab, personnage de la tribu des Djebabra, et ils se seraient partagé de cette manière le monopole du commerce. Cette intrigue, ourdie dans des vues d'intérêt personnel, avorta heureusement, car, l'inexpérience que nous avions alors des choses du pays aurait pu nous engager dans une voie fort regrettable. Mais une série d'événements allait attirer, d'une manière plus sérieuse, l'attention sur Bougie.

En 1831, un brick de l'État ayant fait naufrage sur ces côtes, l'équipage fut massacré. L'année suivante, un brick anglais, le Procris, s'étant présenté devant Bougie, y recut, sans aucune provocation, deux coups de canon qui l'obligèrent à s'éloigner.

En octobre 1832, le brick français le Marsouin, mouillé dans la rade, se vit également obligé de riposter au feu de l'artillerie des forts. Les habitants rejetèrent cette agression sur les Kabiles, qui, maitres des forts, avaient, disaient-ils, fait feu pour éloigner le bâtiment français, dont la présence rendait impossible l'entrée d'un navire attendu d'Italie, et portant des lettres et des agents de Hussein Dey, pacha d'Alger, que nous avions détrôné (1). Cette excuse était absurde; mais, bientôt, le gouvernement (1) Après la chute d'Alger, Husseïn Pacha s'était retiré à Naples.

de la Grande-Bretagne se plaignit de l'insulte faite au Procris, et demanda satisfaction, disant que si la France ne faisait pas respecter le pavillon de ses amis sur des côtes qu'elle considérait comme à elle, il se verrait forcé d'employer d'autres moyens pour que l'insulte ne se renouvelât pas. Le ministère, voyant dans cette insinuation une menace d'occuper Bougie, résolut de la prévenir et prit ses dispositions pour faire d'abord reconnaître la place. A ce moment, Bou Setta, dont les propositons antérieures avaient été écartées ou ajournées, offrit de nouveau son concours à l'autorité française. Nous allons emprunter, aux Mémoires de M. le commandant Lapène, le récit des circonstances qui précédèrent l'expédition.

Le capitaine de zouaves de Lamoricière, fut envoyé en reconnaissance à Bougie. Transporté avec Bou Setta à bord du brick de l'État le Zèbre, il débarque sans éclat et sans accident. Mais, installé au plus depuis une demiheure dans la maison de ce dernier, à moins de 400 pas du point de débarquement, l'officier français est prévenu par un Bougiote que les Mezzaïa se sont réunis à la première vue du brick voguant dans la rade, et qu'ils arrivent en force faisant entendre le langage le plus menaçant. M. de Lamoricière dut partir sur-le-champ avec Bou Setta, ayant à peine le temps d'échapper aux Kabiles qui atteignent le rivage au moment où l'embarcation s'en éloignait. On va jusqu'à assurer qu'avant même d'embarquer, l'émente gagnait la population de Bougie ; que les jours de l'officier français avaient été en grand danger; que le marin bougiote Bou Limad, homme calme et en crédit, vint à son aide, étendit sur lui son burnous et lui ménagea, par cette démonstration (anaïa) religieuse

et respectée, une retraite jusqu'au rivage. La fureur des Kabiles frustrés de leur proie, et l'indignation de quelques habitants, se tournèrent contre la maison de Bou Setta. Elle fut pillée et brûlée, et son frère eut peine à sauver sa vie. Le brick eut le spectacle de l'incendie; i erra deux jours dans la rade, observant le mouvement et l'agitation de la ville et jugeant des résultats. Les Kabiles s'éloignérent décidément pour regagner leurs montagnes, en apercevant le brick disparaitre derrière les caps.

De retour à Alger, Bou Setta, joignant à ses vues d'être nommé kaïd de Bougie, le désir de tirer une vengeance sûre et prompte de ses compatriotes et des Mezzaïa, réunit à lui, par l'appât de l'argent, quatre individus de Bougie ou y résidant, alors présents à Alger pour leurs affaires (1).

Ainsi escorté, Bou Setta se présente de nouveau au gouverneur, réclame, avec une nouvelle instance, au nom de ses compatriotes, l'intervention française, démontre avec chaleur les avantages et la facilité de l'occupation. Il affirme, avec plus d'assurance encore, que les habitants de Bougie étaient tous pour les Français (1). Il

(1) Ces individus étaient :

Un nommé Kara Ali, Turc de Constantine, qui s'était réfugié à Alger pour échapper à la vengeance d'El-Hadj Ahmed Bey, dont il avait comploté le renversement;

Ali ben 'Adjouz, Bougiote, ami de Bou Setta;

El-Madani, Kabile, venu à Alger pour vendre un chargement d'huile ; Braham Zerdab, patron de barque, Bougiote, et ancien matelot embarqué sur les corsaires d'Alger.

(2) En prévision d'une circonstance favorable, il s'était muni, depuis longtemps, d'une lettre soi-disant écrite par ses compatriotes et revêtue du cachet du kadi de la ville, sollicitant notre venue à Bougie. On a su

ajoute, enfin, toujours avec une apparente sincérité, que les tribus, en ha ne du bey de Constantine, despote farouche et cruel, qui menace de s'avancer sur Bougie, se join front à nous pour détruire cette puissance abhorrée (1). Ce langage de Bon Setta est accepté avec confiance; il s'accordait bien peu, cependant, avec l'accueil fait au capitaine de Lamoricière et avec les circonstances presque tragiques de son prompt rembarquement. L'expédition fut tenue secrète. Le général Trézel, chef d'état-major de l'armée d'Afrique, fut mandé à Toulon, le 20 août 1833; il reçut la lettre confidentielle du ministre, qui lui confiait le commandement de l'expédition. Le général Voirol, gouverneur par intérim, avait demandé qu'elle fut hâtée. La présence supposée du bey de Constantine à deux journées de marche de Bougie, et la crainte qu'il ne se jetat sur ce point de la côte et ne s'y fortifiat, en étaient la cause. D'autres avis venaient cependant contredire les premiers.

«Il est à craindre, écrivait le général Trézel au ministre, le 23 août, que les Kabiles ne défendent la ville ou ne la détruisent. Le projet de l'expédition s'est à la fin ébruité : tous les Mezzaïa transplantés à Alger comme valets de ferme, hommes de peine ou journaliers, ont fui spontanément de cette ville, et volé, comme à un signal donné, à la défense de leurs terres. Point de résistance, ajoutait cependant le général, à craindre de la part des habitants

depuis, d'une manière certaine, que Bou Setta avait fait lui-même cette lettre, et qu'il avait corrompu le fils du kadi, qui déroba le cachet de son père pour le lui ¡ivrer.

(1) Nous ignorions alors que les beys n'avaient jamais pénétré de force dans la vallée de Bougie.

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