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cédée. » Puis, décrivant la situation de la ville au moment de l'arrivée des Espagnols, il ajoute : « Bugie, édifiée en la côte d'une très haute montagne, est ceinte de belles, hautes et anciennes murailles, contenant environ huit mille feux, en la partie qui est habitée seulement; car, étant toute peuplée, elle en pourrait contenir plus de vingt-quatre mille, vu sa grande étendue devers la montagne qui est merveilleuse (1). Les maisons sont d'assez belle montre; il y a des temples et colléges là où demeurent les écoliers et docteurs qui font des lectures en la loi et mathématiques. Il y a plusieurs hôpitaux, couvents pour les religieux de leur loi, étuves et hôtelleries. Les places sont fort belles et ordonnées; mais on ne saurait aller parmi la cité qu'il ne faille monter ou descendre. Du côté de la montagne se voit une petite forteresse...... Ils (les Bougiotes) vivent pauvrement, parce que leurs terres ne rapportent guère de grains; mais elles sont merveilleusement fructifères. Autour de la cité il y a une infinité de jardins produisant fruits en abondance et mêmement hors la porte qui regarde du côté du levant (2).. Outre cela, on y voit plusieurs montagnes fort scabreuses, qui sont toutes couvertes de bois, dans lesquels se nourrissent une infinité de singes et de léopards.

« Les citoyens sont assez joyeux qui ne tâchent à autre chose qu'à se donner du bon temps et à vivre joyeusement, tellement qu'il n'y a celui qui ne sache sonner

(1) Les nombreuses guerres que Bougie avait soutenues depuis un siècle environ, avaient déjà réduit sa population, et la ville n'avait plus cette splendeur dont elle brillait sous les Hammadites.

(2) Jardins situés du côté de la vallée des Singes, où s'étaient établis les Maures chassés d'Espagne.

d'instruments musicaux et baller; principalement les seigneurs, lesquels n'eurent jamais guerre contre personne, au moyen de quoi ils en sont tant apoltronis, et de si lâche courage, qu'étant tous intimidés par la descente de Pierre de Navarre, avec quatorze vaisseaux, décampèrent avec le roi qui fut des premiers à gagner le haut, prenant la montagne pour refuge de lui et des siens. En sorte de quoi, sans coups ruer, ni glaive briser, le Comte, après y être descendu, le saccagea; puis, soudainement, y fit édifier un fort près le rivage de la mer sur une belle plage, et fortifia encore une autre ancienne forteresse qui est semblablement du côté de la marine et joignant de l'arsenal. »

Ce qui précède, mis en regard des nouveaux documents fournis par le chroniqueur arabe, va démontrer l'utilité de contrôler les renseignements historiques, en puisant toujours à des sources diverses d'information. La tradition orale, d'abord, dit que « l'escadre espagnole aborda å Bougie pendant la nuit et débarqua des troupes innombrables, qui envahirent la ville sans donner le temps aux habitants de se reconnaître ceux qui ne purent se sauver furent impitoyablement massacrés. Mais, d'après l'auteur arabe cité plus haut, les Bougiotes, au lieu de s'enfuir, firent au contraire une vigoureuse résistance devant l'invasion, et ce n'est pas sans efforts que Pierre de Navarre prit possession de cette ville maritime.

Je mettrai entre les mains du lecteur tous les moyens de juger les différentes versions: il verra ainsi beaucoup mieux comment les événements ont été interprétés par les uns et les autres.

En 1509, disent les documents espagnols, le cardinal

Ximenes, après avoir pris Oran, chargea Pierre de Navarre, comte d'Albeto, qui l'avait puissamment secondé dans cette entreprise, d'aller soumettre plusieurs autres places du littoral algérien, qui accueillaient habituellement les pirates dans leurs ports.

Pierre de Navarre réunit aussitôt les vaisseaux qu'il commandait à ceux que Jérôme Vianelli lui amena d'Ivice, et, après avoir rapidement organisé son armée, il mit à la voile pour Bougie le 1er janvier 1510. Ses forces se composaient de vingt à vingt-cinq navires, portant plus de cinq mille hommes (1). L'artillerie, ainsi que les munitions de toute espèce, étaient considérables. Quant aux soldats, l'espoir d'une nouvelle conquête et le souvenir du riche butin trouvé à Oran excitaient suffisamment leur enthousiasme pour qu'on s'attendit, dans cette nouvelle expédition, à une vive ardeur de leur part. Les principaux officiers étaient: Diégo de Vera, les comtes d'Altamire et de San Stevan del Puerto, Maldonat et les deux frères Cabrera.

Le 5 janvier, veille des Rois, l'armée espagnole mouilla devant Bougie, et le débarquement se fit avec succès, l'artillerie des vaisseaux repoussant les Maures et les Arabes, qui s'étaient d'abord réunis pour en empêcher l'exécution.

Le comte mit pied à terre l'un des premiers, et à mesure que les troupes descendaient, il les rangea en ordre. Lorsque toute l'armée fut ainsi rassemblée, il s'élança avec elle vers la montagne du Gouraïa, afin d'en chasser

(1) D'autres documents nous disent que Pierre de Navarre avait sous ses ordres 14 gros bâtiments et une grande quantité de navires de transport.

Abd el-Aziz qui s'y était retiré avec une grande quantité de Maures. Épouvantés à l'approche audacieuse de ces masses, ceux-ci abandonnèrent à la hâte leurs positions et vinrent se renfermer dans les murs de la ville; mais les Espagnols les poursuivirent sans relâche, attaquèrent les remparts et les franchirent bientôt sans rencontrer beaucoup de résistance. En effet, les habitants, croyant que les chrétiens ne voulaient que piller la ville à la manière des Maures et l'abandonner ensuite, s'enfuirent du côté opposé à celui par lequel les Espagnols entraient; ils gagnèrent la plaine et l'intérieur, et là, ils se rallièrent autour du sultan. Comme on l'avait prévu, le butin fut immense, et l'armée fut largement récompensée de son courage et de son zèle.

Telle est la version espagnole; mais voici, maintenant, comment ces événements sont racontés par l'auteur indigène :

L'armée espagnole effectua son débarquement dans l'ancien port au-dessus duquel se trouve le tombeau du cheikh Aïssa es-Sebouki (la vallée des Singes). Ce quartier était entièrement habité par des Maures andalous, qui s'étaient réfugiés à Bougie après la conquête de leur pays par les chrétiens. Le sultan Abd el-Aziz leur avait assigné cet endroit pour s'y établir, parce qu'il y avait eu impossibilité de leur faire place dans l'intérieur de la ville. Quelques-uns de ces réfugiés avaient également fixé leur demeure dans les jardins situés du côté de l'Oued el-Kebir (Soummam).

« Dès que les chrétiens eurent pris possession de la terre, ils envoyèrent des émissaires vers les habitants de Bougie, ainsi qu'au ministre chargé des affaires du sultan

et au fils du sultan lui-même, qui était resté dans la place, pour les engager à se soumettre sans résistance et à ouvrir leurs portes. Cette proposition fut repoussée, et on prit, dans la ville, des dispositions pour se défendre. Les chrétiens, voyant qu'ils échouaient dans cette voie pacifique, dressèrent immédiatement une palissade en bois semblable à une muraille, qui partait du quartier de Sidi Aïssa le long de la crête (1). Ils s'établirent aussi sur la montagne, et de là, ils lançaient des boulets sur tous ceux qui tentaient de franchir les portes de la ville ouvrant de ce côté. Cette situation dura dix jours. Abou Mohammed ben Abd el-Hak dit à ce sujet, dans son livre : l'ennemi se fortifia dans ses retranchements du quartier de Sidi Aïssa, pendant vingt et un jours, recevant l'eau et les vivres qui lui étaient nécessaires des vaisseaux venant d'Oran. C'est de là qu'ils tiraient journellement leurs renforts en hommes et leurs approvisionnements en vivres et en munitions. Pendant toute cette période, la lutte était acharnée entre les combattants. Une nuit, entre autres, une troupe de gens de la ville éprouva un grand désastre. Les guerriers les plus courageux, au nombre de cinq cent vingt, organisèrent une sortie. Les uns montèrent sur des barques pour attaquer par mer, tandis que leurs compagnons. devaient tourner les positions en passant par le sommet de la montagne. Ces derniers sortirent par les portes Amsiouen et Sadat (2). J'étais au nombre de ceux qui

(1) La connaissance des lieux nous fait comprendre que l'auteur veut indiquer la crête qui, du cap Bouac, remonte vers les contre-forts rocheux du Gouraïa.

(2) Nous avons déjà dit que Bab Amsiouen, ancienne porte dans l'enceinte sarrasine, était située au-delà de notre hôpital militaire, sur la route du phare. Bab Sadat est plus bas, sur le chemin qui mène à la direction du port.

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