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niques. Ainsi, par exemple, lorsqu'en 1835, Abd-el-Kader voulut profiter de la paix qu'il venait de conclure avec la France pour étendre son autorité vers l'Est, il trouva dans la province d'Alger un concurrent, El-Hadi-Moussa, qui ne fut pas bien redoutable, il est vrai, mais qu'il importe cependant de connaître à cause du contact qu'il a cu momentanément avec cet homme célèbre et surtout à cause de sa fin tragique à l'assaut de Zaatcha.

Eh bien, ce rival de l'Emir, ce martyr de la guerre sainte n'a obtenu que quelques lignes dans les Annales algériennes, cel ouvrage si remarquable du commandant Péllissier (v. p. 450 du tome 1er de la 2e édition), et d'autres auteurs moins consciencieux ou moins bien informés l'ont même entièrement passé sous silence. Il y a donc là évidemment un oubli de l'histoire contemporaine à réparer.

En octobre 1855, me trouvant à Dellis chez El-Hadj-Kara, alors mufti de cette ville, où il est mort depuis quelques mois, la conversation vint à tomber sur Bou-Hamar ou l'Homme à l'Ane (El-Hadj-Moussa). Hadj-Kara l'avait connu trés-particulièrement et me raconta tout au long les vicissitudes de sa vie très-agitée; il eut même la complaisance de les mettre par écrit. C'est son récit, traduit par M. Gorguos, que je place aujourd'hui sous les yeux du lecteur, en y ajoutant quelques notes indispensables pour l'intelligence du texte. Outre que la biographie d'El-HadjMoussa éclaircit un point de notre histoire locale, elle offre des détails de mœurs indigènes d'un assez grand intérêt. On y voit comment surgissent et se développent ces fanatiques qui agitent périodiquement le pays, gens mi-parti de Guzman d'Alfarache et de Brutus, et chez lesquels l'imposture et la conviction sont quelquefois mêlées en doses si égales qu'on ne sait trop quel nom leur donner. L'incurable crédulité de leurs dupes y apparait dans cette étrange naïveté qu'aucun échec ne peut décourager longtemps, qu'aucune déception ne peut désabuser jamais.

Ce n'est pas là seulement une étude historique intéressante: c'est un enseignement politique qui n'est pas sans utilité. Pendant cinq siècles de domination, les Romains ont vu périodiquement apparaître des agitateurs de cette espèce; nous ne pouvons pas raisonnablement espérer d'en être tout-à-fait quittes après le court espace d'un quart de siècle. Tout ce qui tend à les faire bien connaître, à manifester leurs mobiles, à découvrir leurs véritables points d'appui sur les populations, à révéler leurs procédés de mise en scène est donc utile à publier.

Après ce préambule, je laisserai El-Hadj-Kara raconter la biographie d'un homme qu'il a connu très-particulièrement et sous les drapeaux duquel il avait même un peu combattu, comme on le verra plus loin.

Il faut faire observer qu'El-Hadj-Kara, parent par alliance de Moustafa, dit Bou-Mezrag, bey de Titeri avant 1830, a joué un rôle dans la plupart des événements de cette province, avant la prise de possession définitive de Médéa par les Français. C'était, en un mot, un personnage politique fort à même d'être bien informé, et de plus un homme instruit et même assez éclairé pour un musulman. A. BERBRUGGER.

El-Hadj-Moussa-ben-Ali-ben-el-Hossain, de la secte des Derkaoua (1) était égyptien, dit Hadj-Kara. Venu en Algérie, il s'ëtablit d'abord à Laghouat. Il est mort à la prise de Zaatcha.

En l'année 1247 de l'hégire (1831-1832 de J.-C.), il vint de Laghouat à Médéa et descendit chez moi. Il amenait avec lui des disciples qu'il avait revêtus du bernous rapiécé (2). C'étaient deux habitants de Laghouat nommés, l'un Bou-Hala - qui prétendait descendre d'El-Abbas — l'autre Abd-er-Rahman-ben-Ali. Moussa se rendait avec eux en visite religieuse auprès du cheikh El-Arbi-ben-Atïa-ben-es-Sid-ben-Abd-Allah, dans le Ouanseris; ils apportaient leur offrande sur un âne, des dattes et un bernous djeridi (3). Moussa ne connaissait pas encore El-Arbi-ben-Atïa personnellement, mais il avait entendu parler de lui à Tripoli par son cheikh ou professeur, Sidi Mohammed-el-Medani, lequel disait avoir été son condisciple, alors qu'ils suivaient tous deux la secte du grand cheikh Sidi-el-Arbi-ben-Ahmed-ed-Derkaoui, dans la montagne de Derka, auprès de Fez (4). Ce grand cheikh

(1) Les Derkaoua composent une secte ou, pour mieux dire, un parti religieux, dont le chef se tenait à Derka, petite ville auprès de Fez, dans le Maroc. Comme ils rejetaient toute autorité temporelle qui ne fesait pas servir sa puissance à la propagation de l'Islam, ils ont toujours cu des occasions de protester contre le pouvoir établi; et ils en ont si bien et si souvent usé que leur nom est devenu ici synonime de rebelle. M. le colonel de Nevcu en parle avec détail dans son excellent ouvrage des Khouan, page 147, etc.

(2) Un vêtement déguenillé était l'uniforme obligé des Derkaoua et marquait leur détachement des choses de ce monde.

(3) On donne ce nom aux bernous blancs provenant du Djerid (Sahara tunisien) ou d'une fabrication analogne à celle de cette contrée.

(4) M. le colonel de Neveu, dans l'ouvrage déja cité, parle de ce cheikh suprême des Derkaoua, qu'il indique comme ayant succédé à Moula-Idris dans la direction généralé de cette dangereuse confrerie.

leur avait affirmé (à Ben-Atïa et à El-Medani) qu'ils seraient ses successeurs et ses vicaires.

La connaissance de ce fait avait déterminé El-Hadj-Moussa à aller visiter le cheikh Ben-Atia jusque dans le Ouanseris, car il le considerait comme un de ses confrères en religion.

Au retour de ce voyage, il descendit chez moi, à Médéa, avec ses deux disciples. La nuit venue, il me confia que ceux-ci lui semblaient vouloir renoncer à sa rose (1) pour adopter celle de Ben-Alia.

J'essayai de le rassurer en lui disant que le mal ne se devait jamais supposer et qu'il fallait attendre qu'il apparût avec évidence. Mais ses craintes étaient bien fondées; et, à leur arrivée à Laghouat, la défection de ses deux acolytes devint manifeste et amena une brouille entr'eux. El-Hadj-Moussa, qui avait ce procédé sur le cœur, épancha son chagrin dans une épître de quatrevingts pages, adressée au cheikh Ben-Atïa, et où il blåmait amèrement ces esprits légers qui adoptent la discipline d'un cheikh, puis, l'initiation à peine reçue, l'abandonnent pour un

autre.

Le cheikh Ben-Atïa répondit par une missive de cent vingt pages dans laquelle il développait amplement cette pensée: Un disciple peut s'attacher non-seulement à un cheikh, mais à soixante-dix, si bon lui semble et s'il y trouve un bénéfice moral. »

Moussa répliqua à ce factum par un autre dont je ne puis préciser l'étendue et qu'il fit écrire par un de ses partisans nommé Ben-el-Hadj, car lui-même ne pouvait tenir une plume. Lorsque je le vis pour la première fois, il savait à peine une dizaine de chapitres détachés du Coran, ce qui ne l'empêchait pas d'être un homme suffisamment instruit sur les matières autres que le droit de Sidi-Khelil et la grammaire syntaxique.

Je n'ai pas appris que leur controverse ait eu d'autres suites. A partir de cette époque, Moussa se fixa à Laghouat, d'où il venait de temps à autre nous visiter à Médéa, voyage qu'il accomplissait en quatre ou cinq jours et monté sur son dne, d'où lui est venu le surnom de Bou-Hamar par lequel il fut connu dans la suite. Ses compagnons de route ont été souvent témoins des faveurs que Dieu lui accordait à l'endroit du boire et du manger. Ainsi, un jour que la violence de la chaleur allait le faire périr de soif avec ceux qui le suivaient, Moussa se dirigea, d'inspiration, vers un endroit où l'on n'avait jamais vu d'eau jusqu'alors; et, à la stupéfaction générale, il s'en trouva une magnifique nappe où chacun put réjouir ses yeux et étancher sa soif.

(1) Recevoir la Rose, dans les confréries religieuses musulmanes, c'est entrer dans l'ordre institué par tel ou tel marabout. Comme en arabe Rose se dit Oueurd, M. le colonel de Nevcu est disposé à croire que ce dernier mot vient du latin ordo. Je crois plutôt que c'est un emprunt fait au vocabulaire du soufisme, cette sectè mystique où toutes les expressions sont détournées de leur sens propre.

Dans les lieux arides et déserts qui s'étendent entre Laghouat et Boghar, jamais le taam (couscoussou) ne manquait de leur arriver à point; et, marque évidente de la protection céleste, la portion d'une seule personne suffisait toujours à les rassassier tous.

Ce sont-là des faits tellement avérés que le doute est forcé de s'en tenir à une très-grande distance.

Mais El-Hadj-Moussa méritait bien ces faveurs, car c'était un homme vraiment supérieur, instruit en quelques matières et dont toutes les actions étaient louables.

Le premier signe des bénédictions divines qui s'attachèrent à sa personne éclata à Laghouat en 1247 (1831-32), lorsque BenChohra, cheikh des El-Arba, tenta de s'emparer de cette ville. El-Hadj-Moussa sortit contre lui à la tête de dix hommes ! Le chef arabe leur prit leurs chevaux, il est vrai; mais Moussa, rentré dans Laghouat, dit au cheikh de l'oasis : « Va combattre l'en⚫ nemi demain : tu lui tueras onze guerriers et le mettras en » déroute. Et la chose s'accomplit de point en point. Quant aux chevaux pris à la petite troupe de Moussa, ils furent rendus le jour suivant par l'intervention du cheikh Ben-Salem, et BenChohra, pour être agréable au saint homme qui les avait perdus, y ajouta une brebis et fit la paix avec Laghoual.

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Quant à l'origine de Moussa, voici ce qu'il m'a raconté luimême à Médéa : il était né en Égypte, d'un père nommé Ali, qu'il perdit, ainsi que sa mère, alors qu'il était encore en bas âge. Il fut élevé par son grand-père, El-Hossaïn-el-Djoundi-elRazzi, qui l'enrôla ensuite dans les troupes de Méhemet-Ali. Moussa fesait partie de celles qui assiégèrent, pendant deux années, le pacha des Arnautes (1). A la suite de ces événements, il revint au Caire d'où il se sauva à Tripoli.

A cette époque difficile de sa vie aventureuse, il lui arriva souvent, n'ayant rien à manger, de tromper la faim par la fumée du tabac. Sa destinée le conduisit un jour à la Zaouïa du cheikh tripolitain, Mohammed-el-Medani, dont il a été question plus haut; il se disposait à sortir, après quelques instants passés dans le lieu de réception du saint homme, lorsque les disciples de celui-ci prétendirent qu'il manquait une paire de souliers à la porte, et que l'étranger devait les avoir volės; mais le pauvre Moussa, qui était alors dans la plus profonde misère, et qui d'ailleurs n'avait

(1) Nous supprimons ici quelques lignes où des événements de l'histoire contemporaine d'Egypte sont évidemment altérés: la mémoire d'iladji-Kara n'ayant pas conservé avec exactitude des faits complètement étrangers à son pays.

Quant au mot Arnautes, c'est l'expression par laquelle les Turcs désignent les Albanais.

pas encore bougé de place, prouva sans peine, en montrant ses pieds nus et ses hardes incapables de cacher même son corps, qu'il n'avait pas plus de chaussure aux autres que de chaussure à lui-même. Le cheikh El-Medani, qui survint sur ces entrefaites et à qui on rendit compte de l'affaire, dit en riant, après avoir bien envisagé Moussa Celui-ci est un voleur d'hommes et non de souliers. » El-Hadj-Moussa resta un mois chez ce cheikh, qui lui ordonna ensuite d'aller parcourir l'Occident en missionnaire.

Moussa lui obéit aussitôt et se rendit, tête et pieds nus, dans la partie méridionale du Maroc, en 1243 (1827-28). Deux ans après, il arrivait à Mascara où se trouvait le bey de l'Ouest, Hassan. Arrêté comme espion des Français, il comparut, après trois jours passés en prison, devant le bey avec qui il s'expliqua en langue turque. Relâché à la suite de cette conversation, il passa encore vingt jours dans cette ville, logeant au café maure en compagnie de soldats turcs.

Enfin, il alla à Laghouat où il s'attacha à la mosquée des Ahlaf, une des deux tribus de cette oasis; il y remplit l'office de moueddin, appelant aux cinq prières, avec les modulations vocales usitées dans l'Orient. Ce chant étranger plut beaucoup aux gens du pays qui lui apportaient sa nourriture dans la mosquée où il habitait, sur une des nattes du temple. Il reçut alors une lettre du cheikh ElMedani qui lui ordonna d'entreprendre les fonctions d'Initiateur. C'était l'époque de l'entrée des Français à Alger. El-HadjMoussa, enflammé d'un zèle ardent pour l'islamisme, sollicita la population de Laghouat à s'enrôler sous la bannière des Derkaoua, en répétant cent fois chacune des trois formules sacramentelles de la secte et en les fesant suivre des cinq prières légales. Le cheikh Ahmed-ben-Salem lui dit alors: « Nous sommes de la confrérie de Tedjini, le marabout vénéré d'Aïn-Madi ; mon père ⚫ m'a nommé de son nom, et Tedjini lui-même m'a fait, à ma naissance, avaler des dattes mâchées par lui, comme faisait le Pro»phète aux enfants de Médine. N'espère donc pas que nous rompions avec Tedjini; cependant, nous te traiterons avec bienveillance et n'empêcherons même pas ceux à qui il plaira de sortir » de la voie de notre marabout pour suivre la tienne.

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Moussa dut se contenter de cette réponse et il ne gagna à sa secte que Bou-Hala, Ben-el-Hadj, Abd-er-Rahman et un autre pauvre diable nommé Mohammed dont il épousa la fille. Ils priaient tous ensemble, mangeaient de compagnie, quand on leur faisait l'aumône; et, si l'aumône venait à manqner, s'endormaient le soir, l'estomac vide, sur les nattes de la mosquée. Car c'était une année de disette.

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