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tenir la religion y étaient profondément ébranlées, l'encouragea dans cet espoir, après l'avoir interrogé sur les amis qu'il avait dans ce pays et sur les tribus qui seraient assez puissantes pour faire triompher la bonne cause en accomplissant la volonté de Dieu. L'imam Mohammed, devenu enfin un océan de science, un flambeau de la foi, reprit la route du Maghreb.

Comme il avait étudié sous les docteurs sonnites du rit d'ElAchâri1 pendant son séjour en Orient, il adopta le système de controverse qu'ils avaient dressé pour le soutien des doctrines primitives de l'islamisme et pour la réfutation des novateurs que l'on ne pouvait confondre sans le secours des preuves fournies par la raison. Il admit aussi leur principe d'interpréter allégoriquement certains versets du Coran dont le sens était équivoque, ainsi que certaines traditions concernant les dits et gestes du Prophète. Jusqu'alors le peuple du Maghreb avait évité d'accueillir ce système d'interprétation et s'était tenu invariablement à l'usage des premiers musulmans, lesquels ne s'en permettaient jamais l'emploi et prenaient les versets équivoques du Coran dans leur sens littéral. Ibn-Toumert leur en fit de vifs reproches; il leur ordonna même d'employer l'interprétation allégorique pour se rendre raison de ces passages et d'admettre les doctrines théologiques enseignées par El-Achâri. Ayant alors déclaré publiquement que les chefs de la secte achârite étaient de véritables imams [docteurs de l'église] et que leur parole devait nécessairement faire autorité, il rédigea plusieurs traités religieux d'après leurs principes, et nomma un de ces écrits la Morchida (directrice) et un autre le Tauhid (profession de l'unite). Il enseigna aussi l'impeccabilité de l'imam [chef spirituel et temporel des musulmans], opinion conforme à celle des Chiîtes imamiens 2. Sur cette question, il composa le traité de l'imamat que l'on désigna plus tard par le titre d'Aazzo ma yotlab (la chose la plus précieuse que l'on puisse rechercher), mots par lesquels cet écrit commence.

1. Voir t. I, p. 252, note.

2. Voir le premier chapitre de l'Appendice no II.

Arrivé à Tripoli, la ville du Maghreb la plus rapprochée de l'Egypte, il commença à donner son avis sur des points de droit, en prenant pour bases de ses décisions les principes des Achârites et en reprochant aux docteurs maghrebins leur éloignement pour les opinions de cette école. Ne se contentant pas d'enseigner la loi, il s'occupa aussi de la réformation des mœurs ; et, emporté par son zèle, il recommanda le bien et défendit le mal avec tant d'ardeur qu'il s'attira quelquefois de mauvais traitements 1. Ces désagréments, au lieu d'abattre son courage, lui paraissaient comme autant de titres à la faveur de Dieu. Parvenu à Bougie, il en vit le souverain, El-Azîz-Ibn-el-Mansour, entouré de toutes les délices de la vie, et ne put s'empêcher d'adresser à cet émir hammado-sanhadjien et à ses officiers les réprimandes les plus

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1. Faire la police des mœurs s'exprime en arabe par la tournure suivante ordonner le reconnu et défendre le méconnu, c'est-à-dire ce que la loi approuve et ce qu'elle condamne. On ne pouvait entreprendre cette tâche sans l'autorisation du sultan, aussi Ibn-Toumert se mettait lui-même en contravention avec la loi. A la place de la formule défendre le méconnu, on dit aussi changer le méconnu (taghaiyer-el-monker), expression qui, par suite du zèle excessif des gens dévots, a fini par signifier ennuyer les gens, leur jouer un mauvais tour. Ibn-el-Athir raconte de cette manière, dans ses Annales, l'arrivée d'Ibn-Toumert en Ifrîkïa : « Quand il eut accompli le devoir du pèlerinage, il s'embarqua » au port d'Alexandrie pour rentrer en Maghreb, et, pendant toute la >> traversée, il travailla sans cesse à réformer les mœurs de ses com>>pagnons de voyage, les obligeant à dire leurs prières et à lire le Coran.

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Débarqué, l'an 505 (1111-2), à El-Mehdïa, ville qui avait alors pour >> sultan Yahya-Ibn-Temîm (voir p. 24 de ce vol.), il alla se loger dans » une mosquée, n'ayant pour tout bagage qu'une outre à eau et un » bâton. Bientôt les habitants de la ville entendirent parler de lui et » vinrent, en foule, étudier plusieurs sciences sous sa direction. Le » zèle qu'il déploya pour réformer les mœurs et pour mettre un terme >> aux scandales dont il était journellement témoin, porta l'émir, Yahya, » à le faire comparaître devant une assemblée de docteurs; mais, aussi>> tôt que ce prince eut jeté les yeux sur lui et entendu sa justification, » il lui témoigna de grands égards et demanda sa bénédiction. D'El» Mehdia, Ibn-Toumert alla passer quelque temps à Monestir, au >> milieu d'une communauté d'hommes religieux, et, de là, il se rendit >> à Bougie. >>

2. Voir p. 56 de ce volume.

sévères. Ayant un jour essayé d'empêcher certaines irrégularités dont il fut scandalisé en parcourant les rues de la ville 1, il excita une grande émeute parmi la populace. Le sultan en éprouva un tel mécontentement qu'il tint conseil avec ses ministres au sujet du réformateur. Celui-ci devina le danger et courut se réfugier à Mellala, endroit situé à un parasange de Bougie. Les Beni-Ourîagol, puissante tribu sanhadjienne qui occupait cette localité, le prirent sous leur protection et préférèrent encourir la colère du sultan que de lui livrer leur hôte. Ibn-Toumert passa quelques jours chez eux, s'occupant à leur enseigner la loi divine, et, à la fin de chaque leçon, il allait s'asseoir sur une pierre que l'on montre encore aujourd'hui et qui se trouve au bord de la route, à peu de distance du village de Mellala.

Il y était encore, quand il rencontra pour la première fois Abd-el-Moumen, [le même qu'il devait nommer, plus tard,] chef des Almohades. Ce jeune homme allait en pèlerinage avec son oncle; mais il plut tant à Ibn-Toumert par son savoir, que ce docteur le garda auprès de lui et en fit son élève. Dès lors Abdel-Moumen recueillit avec empressement les enseignements que lui adressa ce savant imam ?.

Plus tard, le Mehdi [Ibn-Toumert] prit la route du Maghreb avec son compagnon, et, entré dans le Ouancherich, il rencontra et emmena avec lui un homme nommé Bechîr-el-Ouancherîchi, [lequel devint, dans la suite,] un de ses principaux disciples. Arrivé à Tlemcen, où sa réputation l'avait devancé, il se vit conduire devant le cadi, Ibn-Saheb-es-Selat. Ce fonctionnaire lui reprocha les doctrines dont il faisait profession et le réprimanda de s'être mis en opposition avec les gens de son pays. Il croyait le détourner ainsi de la voie où il s'était engagé; mais le réformateur ne tint aucun compte de ses paroles et poursuivit son chemin. Arrivé à Meknaça (Mequinez), après avoir traversé

1. Il brisa partout les amphores de vin et les instruments de musique. 2. Dans le t. I, pp. 252 et 253, les circonstances qui amenèrent la rencontre d'Ibn-Toumert et d'Abd-el-Moumen sont racontées d'une autre manière.

Fez, il déploya tant d'ardeur dans la répression des scandales et des abus, que les gens du peuple s'émeutèrent contre lui et lui donnèrent des coups de bâton.

En quittant cette ville, il se rendit à Maroc et recommença son rôle de réformateur. Il alla même en voir le souverain, Ali-IbnYouçof, qui assistait, dans la mosquée; à la prière du vendredi, et lui adressa une vigoureuse remontrance. Un autre jour, il rencontra Soura, sœur de ce prince, qui allait en public la figure découverte, ainsi que faisaient toutes les femmes almoravides, et, choqué de ce spectacle, il lui fit une vive réprimande 1. Elle rentra aussitôt chez son frère, les larmes aux yeux, et lui raconta l'insulte qu'elle venait de subir. Ali, connaissant déjà, par la renommée, les opinions d'Ibn-Toumert, les soumit à l'examen de ses jurisconsultes. Ce docteur, partisan dévoué de la secte achârite, et toujours porté à donner une interprétation allégorique aux passage obscurs du Coran, reprochait à ses adversaires leur obstination à suivre le système des premiers musulmans, lesquels avaient pris ces passages dans leur sens littéral. Il pensait que le commun des hommes, en les récitant, devait se figurer Dieu avec une forme corporelle et qu'il méritait, pour cette raison, d'être regardé comme infidèle. En cela, il suivait l'une des deux maximes [différentes] énoncées par les Achârites, savoir qu'il faut regarder comme infidèle quiconque professe une opinion ayant une tendance vers une fausse doctrine. Il en résulta que les docteurs maghrebins, poussés par la haine et la jalousie, conseillèrent au souverain l'emploi de mesures sévères. Amené devant Ali-Ibn-Youçof et obligé de soutenir une discussion avec ces légistes, il ne quitta l'assemblée qu'après les avoir réduits au silence. Averti, en sortant de

1. Il ordonna à Soura et aux dames qui l'accompagnaient de se voiler la figure; ensuite, lui et ses compagnons se mirent à frapper la monture de la princesse au point que l'animal la jeta par terre. (Ibn-elAthir.)

2. Dans le Cartas, p. 112 du texte arabe, on trouve quelques détails de cette conférence. La première question qu'Ibn-Toumert proposa à ses adversaires fut celle-ci : Les voies de la science sont-elles en nom

la salle d'audience, que ses adversaires ne manqueraient pas de s'en venger, il se rendit à Aghmat le même jour et recommença dans cette ville sa tâche de réformateur. Bientôt il dut s'en éloigner avec ses disciples, à cause des mauvaises dispositions des habitants qui venaient d'expédier à Ali-Ibn-Youçof une lettre dans laquelle ils le priaient de les délivrer d'un homme aussi turbulent. Ismaïl-Ibn-Aiguig, un des partisans de la nouvelle doctrine, fit venir deux cents guerriers de sa tribu au secours de son maître et le conduisit à Mesfîoua, dans les montagnes des Masmouda.

Ibn-Toumert passa ensuite chez les Hintata où il fut très bien reçu par un de leurs cheikhs appelé Omar, fils de Yahya-IbnMohammed-Ibn-Ouanoudîn-Ibn-Ali, et généralement connu par le nom d'Abou-Hafs-Omar1. Les Hintatà désignaient la famille de ce chef par appellation des Beni-Fazkat, et leurs généalogistes disent que Fazkat était le grand-père de Ouanoudîn. Ils ajoutent que l'on désignait Omar par le surnom d'Inti, parce que les Hintata s'appellent ainsi dans leur langue. Au reste, nous exposerons sa généalogie en traitant de la dynastie hafside.

L'imam, ayant quitté les Hintata, se dirigea vers Aîguîlîn, dans le pays des Hergha, et s'arrêta au milieu de sa tribu. Il y arriva l'an 515 (1121-2). Ayant alors bâti un rabta2 pour s'y livrer à la dévotion, il attira auprès de lui une foule d'étudiants et de gens de différentes tribus, auxquels il enseigna son Morchida et son Tauhid, rédigés en langue berbère 3. Le nombre de

bre limité ou non? Il expliqua ensuite, à leur grand ébahissement, que les principes du vrai et du faux sont quatre : le savoir, l'ignorance, le doute et la supposition.

1. Ce chef fut l'aïeul des Hafsides. Chez les Almohades, il portait le titre de cheikh.

2. Les petites chapelles renfermant des cellules pour le logement des hommes dévots et des étudiants s'appellent zaouïa, rîbat et rabta. Voir t. I, p. 83, notes 1 et 2.

3. Un très ancien manuscrit des traités théologiques composés par Ibn-Toumert se trouve à la Bibliothèque Nationale. Il est écrit en arabe et on y reconnaît la plume d'un homme profondément versé

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