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interrègne de vingt-vinq ans, les princes de la branche cadette des Abd-el-Wadites, les Zeyanides rentrèrent en possession de leur capitale. Sans égaler en puissance et en richesse leurs ainés, tiraillés d'ailleurs entre les Mérinides et les Hafsides, ils conservèrent pourtant leurs goûts et leurs traditions artistiques. L'établissement des Turcs marqua, au contraire le commencement d'une décadence, dont Tlemcen ne s'est jamais relevée.

III. Maroc

Au commencement du xvr siècle, le Maroc était en pleine fermentation religieuse. Les attaques des chrétiens de Portugal et d'Espagne, l'arrivée des Maures andalous chassés de la péninsule ibérique avaient excité au plus haut degré le fanatisme musulman. Les marabouts et les chefs de confréries, dont l'action n'avait cessé de grandir sous les Mérinides, inspirent et exploitent à la fois l'exaltation populaire. Ils prèchent la guerre sainte contre les chrétiens, combattent les musulmans, dont la ferveur leur semble douteuse, enrichissent leurs zaouias du produit des quêtes destinées au rachat des captifs ou à l'armement des corsaires. Pendant un siècle ils sont les véritables maîtres du Maghreb extrême, et c'est grâce à leur concours que la dynastie des chérifs saadiens réussit à se substituer à celle des Mérinides et à se maintenir au pouvoir. Les saints pullulent dans toutes les localités du Maghreb; ils entraînent les foules par la fougue de leur éloquence ou par la séduction de leurs prestiges. Des biographes dévots recueillent leurs dits et gestes pour l'éditication du public. Telle est l'époque que M. Weir a tenté de faire revivre (1). Son ouvrage, il l'indique lui-même dans son Introduction, doit donc être considéré comme un tableau de mœurs plutôt que comme une histoire composée selon les règles de la méthode critique.

Pour donner à son récit un accent de sincérité indiscutable, M. Weir s'est modestement effacé derrière un écrivain contemporain, un de ces hagiographes musulmans, si nombreux alors, Ibn Asker. Ce choix était habile Ibn Asker est, en effet, un personnage des plus représentatifs. Descendant d'une ancienne famille des environs de Tanger, il exerça les fonctions de caïd de Kçar-el-Kebir sous le sultan Mohammed-elMotawakkel, suivit son maître en Portugal, lorsqu'il alla demander secours aux chrétiens contre son compétiteur, et fut tué à ses côtés, dans la bataille de l'O. Mekhazen. Affilié à la confrérie des Chadelia, il fut en relation avec les mystiques et les marabouts les plus fameux de son temps Les renseignements, qu'il avait recueillis auprès d'eux, lui servirent à composer, probablement dans les deux ou trois dernières années de sa vie, le « Douhat en Nachir », dictionnaire des principaux personnages religieux du x' siècle de l'Hégire. M. Weir ne se fait aucune illusion sur le degré de créance qu'il convient d'accorder à une compide ce genre. Il n'en est que plus à l'aise pour louer la sincérité du narrateur «< crédule et consciencieux, toujours prêt à exalter ses héros,

(1) T.-H. Weir, The shaikhs of Morocco, Idimbourg et Londres, 1904, 8° 316 p.

fût-ce à ses propres dépens. » Mais quelqu'intérêt que présente le Douhat en Nachir, M. Weir a peut être eu tort de négliger d'autres recueils biographiques également inédits et dont M. Cour a tiré grand parti dans son Histoire de l'établissement des Chérifs.

L'ouvrage d'Ibn-el-Asker est la source, à peu près unique dont se soit servi M. Weir. Le procédé qu'il a employé est fort simple. Il consiste à résumer les biographies contenues dans le Douhat-en-Nachir, en traduisant textuellement les passages les plus caractéristiques. C'est, appliqué à l'étude de la civilisation marocaine, le procédé adopté par M. Langlois dans sa Civilisation française au XIIIe siècle, d'a rès dix romans d'aventures. Une introduction, dans laquelle M. Weir esquisse de grands traits la succession des dynasties marocaines, indique les sources de la théologie musulmane, les règles d'interprétation du Coran, l'origine et le développement des doctrines et des pratiques mystiques, la naissance et le progrès des ordres religieux, prépare le lecteur à l'intelligence du volume lui-même.

Afin de mettre un peu d'ordre dans la confusion des noms et des faits, M. Weir a partagé son ouvrage en cinq chapitres correspondant aux grandes périodes de l'histoire marocaine de 1809 à 1578 [Chap. I. Les chérifs saadiens, jusqu'à la mort de Mohammed el Kaïm (1517).- Chap. II. Le règne du chérif Ahmed el Aredj, jusqu'à sa déposition et sa mort(1539). Chap. III. Règne de Mohammed el Mehdi. - Chap. IV. Règne de Abou Mohammed Abdallah el Ghaleb (1557-1574). Rivalité de Mohammed ben Abdallah et de Abd el Melek, jusqu'à la bataille de l'Oued Mekhazen (1378)]. Pour chaque période il a énuméré les événements les plus importants d'après l'historien musulman El Oufrani. Toutes les fois qu'entre en scène un personnage dont Ibn Asker a écrit la biographie, le récit des événements historiques est interrompu et fait place aux miracles, aux prophéties, aux prédications du saint. Mais souvent celui-ci appartient à une famille déjà illustre; il a été en rapport avec d'autres marabouts; il a eu des disciples ou des rivaux; il a suscité la jalousie des lettres et des juristes. De là des digressions qui s'enchaînent les unes aux autres et conduisent le lecteur bien loin de son point de départ. Puis, quand la série des personnages illustres correspondant à une période déterminée est épuisée, M. Weir passe à la période suivante. A sa suite, ou plutôt à la suite d'Ibn Asker, on erre à l'aventure, à travers un monde bizarre de marabouts, de tolba, de chorfa, qui se révèlent à nous sous les aspects les plus variés. Quelques-uns ont consumé leur vie à pénétrer les arcanes de la théologie et de la mystique, mais la plupart se soucient peu de la culture intellectuelle. Certains entraînent les foules par l'autorité de leurs prédications ; d'autres préfèrent recourir aux jongleries et aux miracles; ils pratiquent la magie et l'alchimie, connaissent l'art de se rendre lumineux pendant la nuit, ou de se débarrasser des chaînes, dont ils ont été chargés ; ils savent asservir les djinns, ou restituer à leurs propriétaires les bestiaux égarés ou volés. Il en est qui imposent l'admiration par l'hospitalité fastueuse, qu'ils offrent à leurs hôtes, d'autres qui forcent l'attention du vulgaire par leur affectation de pauvreté et l'étrangeté de leurs pratiques. Ils sont en contact avec toutes les classes de la société marocaine, avec les « faquig » de Fas ou de Marrakech, comme avec les montagnards sauvages de l'Atlas ou du Riff; ils pénètrent par

tout, dans les gour b's de branchage des cultivateurs aussi bien que dans le palais des sultans. Le récit de leurs pieuses aventures laisse entrevoir maint détail caractéristique de la vie marocaine, que des historiens de profession se seraient bien gardés de rapporter.

L'ouvrage de M. Weir est donc, avant tout, un ouvrage littéraire. L'auteur a été séduit par l'élément pittoresque; il s'est laissé aller au plaisir de composer un tableau de mœurs, mais il n'a pas cherché à grouper et à interpréter les renseignements historiques épars dans le fatras mystico-biographique d'Ibn Asker. Il a mis ainsi à la disposition du public un livre agréable, utile même à consulter par les lecteurs curieux de mœurs exotiques et de manifestations religieuses; il n'a, en somme, fourni qu'une contribution de médiocre importance à l'histoire marocaine du xvi siècle.

Le livre de M. Cour est conçu dans un esprit très différent (1). C'est peut-être le premier travail véritablement critique, qui ait été composé sur cette partie de l'histoire marocaine L'auteur s'est proposé d'exposer les relations des chérifs avec les Turcs d'Alger, et il a été tout naturellement amené à rechercher les causes et les conditions de l'avènement de la dynastie chérifienne, événement qui s'est produit, à l'époque même où les Turcs s'installaient dans la Régence. De là le double titre donné à l'ouvrage ; de là aussi un défaut d'unité, dont M. Cour ne saurait être rendu responsable. Les documents, dont il disposait, ne sont pas également répartis entre les diverses périodes très abondants pour le XVI siècle, ils sont beaucoup plus rares pour le xvi et pour le xvm2.

M. Cour n'a cependant négligé aucun élément d'information. Historiens, voyageurs et diplomates européens, chroniqueurs et biographes arabes ont été mis à contribution. Deux séries de documents, jusqu'ici assez négligés, ont attiré l'attention de l'auteur, qui les a dépouillés avec un zèle méritoire : les collections de relations et de chroniques portugaises d'une part; les dictionnaires biographiques et les recueils de généalogies rédigés au Maroc même, d'autre part. Quelques-uns de ces écrits hagiographiques sont assez étendus pour être mis au rang de véritables chroniques. M. Cour signale dans sa bibliographie (sect. IV). 15 recueils de ce genre, les uns encore inédits et conservés manuscris à la Bibliothèque Nationale d'Alger; les autres autographiés à Fàs, mais inutilisés jusqu'à présent par les historiens européens. Si insipides et si monotones, que puissent paraître les productions de ce genre, elles renferment pourtant des renseignements, qu'un érudit consciencieux n'a pas le droit de négliger.

C'est dans les documents de cet ordre, qu'il convient de chercher la véritable explication de l'avènement des chérifs. La révolution, qui porta au pouvoir les Saadiens, fut, en effet, la conséquence de l'effervescence religieuse, qui se manifestait au Maghreb depuis le milieu du xv siècle. Dans l'anarchie générale, où allait s'effondrer la puissance des Mérinides, les marabouts apparaissaient comme les véritables maîtres du pays. Les

(1) Auguste Cour, L'établissement des chérifs au Maroc et leur riralité avec les Tures de la Regence d'Alger. 1509-1820. Paris (Leroux) 1904, in-8° 255 p. ; publications de l'École des Lettres d'Alger, Bulletin de correspondance afrieuine, tome XXIX.

zaouias fondées par les diverses confréries religieuses étaient devenues des centres de culture intellectuelle où les tolba, désertant l'enseignement officiel, se pénétraient des doctrines mystiques du soufisme, et plus encore, des foyers d'intrigues, où des chefs ambitieux ourdissaient des complots contre les Mérinides. Marabouts et confréries fournirent aux Saadiens les secours matériels et l'appui moral, qui assurèrent leur triomphe définitif. «Ils furent, pour employer l'expression même de l'un des plus célèbres d'entre eux, Abou Rawain, le couteau qui coupa le fil de la dynastie des Beni Wattas >> Les pages où M. Cour expose l'action de ces confréries. en particulier de celle des Chadelia toute dévouée aux intérêts des Saadiens, comptent parmi les meilleures et les plus neuves de son livre.

Les Mérinides et leurs partisans, qui se recrutaient parmi les gens de loi, les lettres et l'aristocratie religieuse des Chorfa. qu'indisposait la fortune croissante des marabouts, essayèrent, il est vrai, de reprendre l'avantage, grâce au concours des Turcs. Kheireddine et ses successeurs immédiats nourrissaient l'ambition de soumettre à leur tour le Maghreb tout entier; ils accueillirent donc volontiers les ouvertures, qui leur furent faites par les mécontents de l'Ouest. De là des hostilités qui, en 1553, provoquèrent le renversement momentané des Saadiens. Salah Reïs pénétra jusqu'à Fàs et restaura la dynastie mérinide en la personne de Bou Hassoun. Mais l'éclipse de la puissance chérifienne ne fut que passagère Incapables de prolonger l'offensive militaire, les Turcs recoururent alors aux moyens, qui avaient assuré le succès de leurs adversaires. Ils gagnèrent à leur cause un certain nombre de marabouts. Les khouan de la confrérie des Quadria devinrent au Maroc les agents les plus actifs de la politique turque. Aussi l'intervention des Algériens et de leurs alliés religieux se retrouve-t-elle dans les soulèvements. qui désolent le Maroc à la fin du xvr et dans la première moitié du xvII° siècle et qui aboutissent à l'anéantissement de la dynastie saadienne.

Les chérifs du Tafilelt, qui se substituèrent à elle, durent leur élévation non plus à une réaction religieuse, mais à leur puissance militaire. Aventuriers heureux et bien armés, ils profitèrent de l'anarchie pour se tailler un fief d'abord, une principauté et un royaume ensuite. Ils n'eurent donc aucun égard pour les marabouts restés étrangers à leur avènement; ils s'appuyèrent au contraire sur les Chorfa, adversaires des marabouts. Ceux-ci, pour résister à leurs rivaux, se rangèrent à leur tour du côté des Turcs. Aussi les luttes entre la Régence et l'empire Chérifien reprirent plus acharnées que jamais. L'anéantissement de la puissance algérienne fut la préoccupation dominante du plus illustre des chérifs alides, Moulay Ismaïl (1672-1727): Non content d'essayer d'écraser les Algériens par les armes, il chercha à les isoler par des alliances avec leurs ennemis naturels : la France et l'Angleterre, qui avaient à se plaindre de la course; le bey de Tunis menacé par les incursions des beys de Constantine; la Porte enfin, dont les deys méconnaissaient la suzeraineté. Il inaugura ainsi un système de politique étrangère auquel ses successeurs restèrent fidèles pendant tout le xv siècle. D'autre part, bien que le pouvoir des Alides fût d'origine militaire, et ne se maintint que grâce à l'organisation d'une armée permanente, Moulay Ismail et ses successeurs ne négligèrent pas les ressources, que pouvaient

offrir à leurs desseins l'influence et l'action des Confréries. Ils aidèrent donc les Chorfa à enlever aux marabouts la direction des ordres anciens et favorisèrent la création de confréries nouvelles, telles que celles des Derqaoua, qui se répandit rapidement à travers le Maghreb. A la fin du XVIII siècle et dans les premières années du XIX' l'offensive marocaine contre les Turcs fut à la fois militaire et religieuse. Les Derqaoua étendant le réseau de leurs zaouias sur tout l'Ouest algérien et sur les oasis du Sud oranais formaient, pour ainsi dire, l'avant-garde des armées chérifiennes. A leur appel les populations se soulevèrent contre les Turcs dans l'Oranie et même en Kabylie, tandis que Moulay Sliman faisait reconnaitre son autorité par les gens du Figuig, du Gourara et du Touat. Puis, lorsque le prestige des Derqaoua commença à baisser, une autre confrérie, celle des Tidjania, se mit au service des intérêts marocains. La puissance turque allait s'affaiblissant de jour en jour, et les Chérifs semblaient appelés à recueillir la succession des Algériens, lorsque l'expédition de 1830, qui tout d'abord n'avait pas excité leur défiance, arrêta net les ambitions marocaines.

Il existe aux archives du Ministère des Affaires Étrangères deux lettres de Moulay Ismail à Jacques II alors réfugié à Saint-Germain (23 février 1698 (1)). L'une est rédigée en arabe, l'autre en espagnol et n'est d'ailleurs qu'un résumé de la première. Le sujet de ces missives est à la fois politique et religieux. Le Chérif invite l'ex-roi d'Angleterre à se convertir à l'Islam, et lui montre par les arguments théologiques et historiques usités en pareille occurence la supériorité de cette religion sur toutes les autres. Il reproche ensuite à Jacques II d'avoir abandonné la religion de ses sujets et lui conseille de revenir « à la secte d'Henric », c'est-à-dire au protestantisme. Enfin il lui déclare qu'il serait tout disposé à contribuer au renversement de Guillaume d'Orange, et l'engage à quitter en secret la France pour se réfugier à Lisbonne. M. de Castries a publié cette curieuse lettre, accompagnée d'une traduction contemporaine due à Pétis de la Croix, dont il a corrigé les inexactitudes.

En appendice, M. de Castries a reproduit un extrait de la relation d'un envoyé marocain en Espagne, relatif à la révolution d'Angleterre. Cette relation a d'ailleurs été traduite en 1884, par M. Sauvaire, sous le titre de: « Voyage en Espagne d'un ambassadeur marocain ».

Dans un second appendice, M. de Castries fait connaître une lettre de Moulay el Walid à Charles I. Le Chérif reconnaissant du concours prêté par l'amiral Rainsborough au marabout El Ayachi contre les gens de R'bat, propose au roi d'Angleterre une action commune contre Tunis, Alger et les autres villes barbaresques, « qui sont, en quelque sorte des antres et des refuges pour les monstres inhumains, qui refusent d'accepter une loi et un gouvernement »>.

Dans une introduction assez étendue, M. de Castries a résumé le règne et et examiné la personnalité de Moulay Ismail. Il voit en lui « la personnification la plus complète. dans ce qu'elle a de meilleur et dans ce qu'elle a de pire, de la théocratie chérifienne, le type le plus achevé de ces tyrans de droit divin, dont les races sémitiques nous présentent seules quelques

(1) Castries (C Henri de) Moulay Ismail et Jacques II. l'Islam, par un sultan du Maroc. Paris 1903, in-8°, 120 p.

Une apologie de

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