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Marseille ont permis à M. Masson d'étudier en détail l'administration de la Compagnie, le mode d'exploitation des « Concessions », les procédés employés pour le trafic, enfin la pêche du corail. L'auteur a pu, en effet, se procurer pour cette période des indications statistiques, qui font défaut pour le xvir siècle et pour le commencement du xvii.

Les Compagnies à monopole n'étaient pas seules en possession du droit de commercer sur les côtes barbaresques. Dès le début du xvII° siècle des négociants marseillais s'étaient établis à Alger, à Tunis, à Tripoli, dans les ports du Maroc Ils ne furent jamais très nombreux ni très heureux dans leurs opérations. Au Maroc, où l'absence de « Concessions >> laissait le champ libre à l'initiative privée, les résultats obtenus furent très modestes. Au xvir siècle, le commerce franco-marocain surpassait encore celui des autres nations chrétiennes; au siècle suivant, en dépit des efforts de Choiseul, les Français furent dépassés par les Anglais et ne parvinrent pas à reconquérir le premier rang. A Tripoli, bien que nos consuls eussent fait miroiter aux yeux des négociants l'espoir d'établir des relations régulières avec le Soudan, la situation n'était pas plus brillante. A Tunis, le commerce était gêné par les prétentions des beys à accaparer toutes les marchandises de leurs États, afin de demeurer les maîtres du marché. Cependant, en 1792 le chiffre des affaires traitées sur cette place atteignait 13 millions de livres et dépassait celui des affaires traitées par tous les marchands étrangers et même par les Juifs de Livourne. Quant à Alger, cette ville resta, jusqu'à la fin de l'ancien régime, la moins active des Échelles de Barbarie après Tripoli. En 1791, le consul Kercy pouvait écrire : « Sous quelque rapport que l'on envisage la Régence d'Alger, il paraît qu'on doit s'en tenir à ces mots de l'ancienne Rome: Delenda est Carthago. » Jamais donc, le commerce et les établissements français en Barbarie n'eurent une importance comparable à celle du commerce et des établissements du Levant. Si le gouvernement de l'ancienne monarchie les protégea avec tant de sollicitude, ce fut surtout pour des raisons d'ordre politique, afin de contrebalancer l'influence anglaise dans le bassin occidental de la Méditerranée.

Malgré la valeur de travaux tels que ceux que nous venons d'analyser, il serait encore prématuré d'écrire une histoire d'ensemble de l'Afrique du Nord. Trop de points restent encore obscurs, trop de questions délicates sont encore à élucider, pour qu'on puisse négliger les publications de textes, et renoncer à la composition de monographies établies selon une méthode rigoureuse, appuyées sur l'analyse et la discussion approfondie des documents. Bien des problèmes pourront ainsi être résolus, bien des opinions qui paraissaient acquises, réformées ou même rejetées. C'est ainsi que M. Codera (1) a repris la question de l'origine du prétendu comte Julien, dont la trahison aurait, selon la légende, facilité l'invasion de l'Espagne par les Arabes. Le savant orientaliste s'inscrit en faux contre les assertions de Dozy et refuse d'accepter les corrections faites par cet érudit au texte d'Isidore Pacensis. Le pseudo Julien ne serait pas, comme le pense Dozy, un exarque byzantin, mais un berbère plus ou moins byzantinisé, originaire de la tribu des Ghomara. Son véri

(1) D. Francisco Codera, El llamado conde D. Julian (Estudios criticos de historia arabe-espanola). Saragoza, 1903, in-12, p. 45-95.

table nom serait Orbanus ou Urbanus. La forme Julianus, qui a prévalu, n'apparaît pas dans les textes avant le xre siècle, et c'est seulement à partir de cette époque qu'elle a été adoptée par les chroniqueurs,

M. Bel (2) a choisi comme sujet d'études, un épisode assez mal connu de l'histoire du Maghreb au Moyen-Age, la révolte des Benou-Ghânia, qui se prolongea pendant plus d'un demi-siècle (1184-1237) et suscita les plus graves embarras aux souverains almohades.

Los Benou-Ghania se rattachaient, par alliance, à la famille régnante des Almoravides. Ils tiraient, en effet, leur nom de Ghània, cousine de Yousof Ibn-Tachefine, le fondateur de Marrakesch, qui avait épousé un certain Ali ben Yousof, de la tribu des Mesoùfa, l'un des principaux officiers du sultan almoravide. Un des fils de ce personnage, Mohammed, devint gouverneur des Baléares et fonda une dynastie, qui se perpétua dans cet archipel, après même qu'Abd el-Moumèn eut détruit en Afrique l'empire almoravide. Tant que les Almohades furent occupés à réduire les musulmans espagnols et à asseoir leur autorité dans la Péninsule, les Benou-Ghania conservèrent à leur égard une neutralité respectueuse; mais, dès que, la conquête de l'Espagne achevée, ils se sentirent menacés dans leur indépendance, ils prirent les armes contre les Almohades et essayèrent de les renverser.

Les héros de cette aventure furent Ali et Yahya. Le premier eut l'idée d'aller attaquer ses adversaires dans le Maghreb même. Accompagnés de quelques centaines d'aventuriers les deux frères débarquèrent à Bougie, en 380 hég. (1184-1185), et s'emparèrent de cette place. L'idée de transporter la guerre en Afrique était des plus heureuscs. Les anciennes dynasties berbères, celle des Hammadites en particulier, avaient conservé des partisans prêts à s'armer contre les Almohades. Aussi Ali recruta sans trop de peine une armée, remporta tout d'abord quelques succès et soumit à son autorité presque tout le Maghreb central. Mais bientôt vaincu par une armée almohade, il dut s'enfuir dans le Sud-Tunisien, où il mourut. laissant le commandement suprême à son frère, Yahia. Celui-ci fut de 1189 à 1237 l'adversaire infatigable et souvent heureux des Almohades. Sans cesse en mouvement, de la Tripolitaine au Maroc, de la Méditerranée au Sahara, il sut à merveille tirer parti des agitations de l'Afrique. On le voit lier partie avec un aventurier arménien, ancien officier de Saladin, Quarakoùch, qui s'est taillé une principauté en Tripolitaine, puis se brouiller avec lui et le dépouiller de ses Etats. Il gagne à sa cause les tribus hilaliennes, toujours prêtes à se mettre au service de quiconque leur promet des razzias et du butin, et, avec leur concours, il se rend maître de Tunis et de l'lfrikyia tout entière. Vers 1204, il est à l'apogée de sa gloire et de sa puissance. Bône, Tunis, Kairouan, le Djebel-Nefouça reconnaissent son autorité. Mais cette prospérité fut de courte durée. L'occupation des Baléares par les Almohades priva Yahia des ressources en hommes et en argent, qu'il tirait des îles L'expédition de En-Naçir rétablit l'autorité almohade dans l'Ifrikyia; l'énergie et

(2) Alfred Bel, Les Benou-Ghânia, derniers représentants de l'empire almoravide et leur lutte contre l'empire almohade (Paris, Leroux, 1903, in-8" 251 p.). Publications de l'École des Lettres d'Alger. Bulletin de correspondance africaine, t. xxvII,

l'activité d'Abou-Hafs, préposé au gouvernement de cette province, déjouèrent toutes les tentatives de l'Almoravide pour réoccuper cette contrée.

Définitivement vaincu mais non découragé, Yahia mène dès lors la vie d'un chef de bandes. Il fait irruption dans l'ouest jusqu'à Tiaret et pousse au sud jusqu'à Sidjilmessa, qu'il met à sac. Battu et contraint de se retirer au Sahara, il reparaît dans le Djerid et dans le Maghreb central, mais sans pouvoir s'y maintenir. Abandonné par la plupart de ses partisans, il continue cependant la lutte jusqu'à son dernier jour et meurt obscurément près de Miliana.

Les causes de cet échec, que ni les talents militaires, ni l'indomptable énergie du prince almoravide n'avaient réussi à prévenir, M. B. nous les explique à diverses reprises. La tentative de Yahia pour reconstituer l'empire almoravide en Afrique, échoua surtout par suite de l'inconstance de ses alliés. Les bandes arabes et berbères, qui formaient le gros de ses contingents, ne connaissaient d'autres mobiles que la passion du pillage et le désir du butin. Leur fideinte était done très chancelante et ne résistait pas à une défaite. Soucieux, en outre de leur indépendance, les indigènes n'entendaient pas se donner un maître et ne tenaient guère à renverser les Almohades pour leur substituer de nouveaux souverains, Les victoires mêmes de Yahia, les abus de pouvoir, qu'il commit lorsqu'il se fut emparé de l'Ifrikyia, le régime despotique, qu'il essaya d'imposer à cette contrée, excitèrent au plus haut degré la défiance et l'irritation de ses auxiliaires. Mais si la victoire resta, en fin de compte, aux Almohades, ce demi-siècle de luttes acharnées ne leur fut pas moins funeste qu'aux Almoravides eux-mêmes. Ainsi que le remarque M. B. ce formidable duel entre deux grandes tribus berbères ou plutôt entre deux grands empires, s'acheva par l'anéantissement final des deux adversaires.

M. B. a exposé avec clarté et simplicité les évènements qui se sont accomplis durant cette période. Ce n'est pas un mince mérite, lorsqu'on connait le défaut de précision, les contradictions des chroniqueurs musulmans et la difficulté de trouver dans leurs écrits les éléments d'une chronologie exacte. Des notes abondantes mais sobres élucident les points obscurs ou controversés. Un soin tout particulier a été apporté à l'identification des noms de lieux, tàche fort délicate, car certaines localités florissantes au moyen-âge ont aujourd'hui disparu ; d'autres ont changé de nom ou ont été remplacées par des villes modernes. Enfin et surtout les renseignements fournis par les auteurs arabes ont été confrontés et discutés avec la plus scrupuleuse attention. M. B. a donné dans son introduction, une bibliographie complète et critique des sources, qu'il a utilisées pour cette période de l'histoire maghrebine. Cette partie de son travail rendra, nous n'en doutons pas, les plus grands services.

Parmi les documents, dont M. B. a fait le plus souvent usage, il convient de citer la Rihla d'Et-Tidjanî. C'est le récit d'un voyage de Tunis à Djerba, au Djérid, à Tripoli et en Tripolitaine, entrepris par ce cheikh en 1306-1307. Cette relation renferme des indications de toutes sortes provenant d'informations orales, ou de documents officiels sur les régions traversées par le voyageur. Elle présente un grand intérêt pour l'histoire, la géographie, l'ethnographie de cette partie de l'Afrique

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M. Rousseau en avait donné une traduction abrégée dans le Journal asiatique (1832-1853), mais il ne s'était servi que d'un seul des trois manuscrits, que nous possédons. M. Bel a publié dans un appendice, le texte établi d'après la collation de ces trois manuscrits; il y a joint une traduction complète et a indiqué les lacunes et les inexactitudes de son prédécesseur.

Au cours des guerres, qui désolèrent le Maghreb, à partir du x' siècle, les souverains musulmans adoptèrent l'habitude de recourir aux services de mercenaires chrétiens (1). Mieux équipées, mieux exercées, mieux disciplinées que les indigènes, les troupes franques leur furent d'une grande utilité. Ils évitèrent toutefois de les employer contre leurs correligionnaires chrétiens. Mas-Latrie avait déjà donné, d'après Ibn-Khaldoûn et les auteurs occidentaux quelques détails sur le recrutement et les privilèges des chrétiens à la solde des princes mahometans. Il avait notamment montré comment les papes, loin de condamner cette dérogation aux règles ordinaires régissant les rapports des chrétiens et des infidèles, avaient, au contraire, profité de cette innovation pour nouer des rapports assez intimes avec les monarques africains. M. Alemany a repris a repris à son tour cette question et a complété l'esquisse ébauchée par Mas-Latrie. Il a recueilli et rassemblé les textes épars dans les chroniqueurs arabes et dans les ouvrages espagnols et a réussi à constituer l'histoire de ces milices franques. Elles apparurent dès l'époque Almoravide; l'emploi s'en généralisa sous les Almohades; elles survécurent au démembrement de l'empire d'Abd el Moumen. Les Mérinides, les Hafsides, les Zeyanides, imitèrent en effet l'exemple de leurs prédécesseurs et s'entourèrent d'une garde formée de chrétiens. Les princes espagnols, en particulier les rois d'Aragon, autorisèrent volontiers leur sujets à s'enrôler dans les armées musulmanes; ils se réservèrent seulement le choix du chef, ou «‹caïd » de la milice et cherchèrent à se faire payer leur condescendance par des concessions pécuniaires ou politques.

Ces troupes franques prirent une part active aux guerres et aux révolutions, dont l'Afrique fut le théâtre de la fin du XII' au commencement du xu siècle. D'une bravoure indiscutable, les milices chrétiennes, ne se piquaient pas en revanche d'une fidélité à toute épreuve; elles abandonnaient volontiers les maîtres, qu'elles s'étaient engagées à servir, pour se mettre à la disposition de compétiteurs plus généreux. Leur concours assura plus d'une fois le succès des usurpateurs qui se disputèrent les trônes de Fàs ou de Tlemcen. Quelques-uns de leurs chefs, eurent, en dépit de l'hostilité déclarée des musulmans attachés aux vieilles traditions, une fortune brillante. Témoins, D. Alfonse Perez de Guzman, qui devint le favori de Abou Yousoùf, et Gonzalo Sanchez de Troncoso, qui joua le rôle d'un véritable maire du palais sous les règnes d'Abou Yacoub et de ses successeurs.

Durant cette période si troublée Tlemcen atteignit pourtant un haut

(1) Alemany (D. José). Milicias cristianas al servicio de los sultanos musulmanos de Almagreb. Dans Homenoje a D. Francisco Codera. Estudios de erudicion oriental, Zaragoza, 1904, in-4°, p. 134-169.

degré de prospérité (1). Les monuments aussi bien que le texte des chroniqueurs en témoignent. Malgré les actes de vandalisme, qui ont fait disparaître, au cours des trois derniers siècles une partie des merveilles décrites avec complaisance au xvr siècle par Léon l'Africain, les édifices qui subsistent suffisent à donner une idée de la richesse et de la magnificence de la ville au temps de sa splendeur. Ils forment, encore aujourd'hui, un ensemble unique, le seul qu'il soit possible d'étudier avec méthode, jusqu'au jour où les monuments de Fàs et de Marrakech seront accessibles aux Européens. Cette étude avait déjà tenté plusieurs érudits, entre autres l'abbé Bargès et Ch. Brosselard. Elle vient d'être reprise par MM. Marçais, qui ont, sur tous les points, coordonné, rectifié, renouvelé même les travaux antérieurs. L'examen des matériaux et du mode de construction, et surtout l'analyse des formes ornementales et des procédés de décoration leur ont permis d'assigner à l'art tlemcenien sa véritable filiation. Il faut en chercher les origines en Espagne. C'est l'art hispano-mauresque, et non les influences égyptiennes ou orientales, qui a laissé son empreinte sur les monuments de la « grande et royale cité du Maghreb ». Contemporains des monuments de Grenade, les édifices tlemcéniens constituent un groupe, qui se rattache au plein épanouissement du style andalou lui-même rejeton vigoureux de l'art arabe. L'abondance et la rigueur des démonstrations apportées par les auteurs à l'appui de cette thèse, permettent, semble-t-il, de la considérer, comme acquise.

Les historiens trouveront autant de profit que les archéologues à consulter ce livre. L'histoire de Tlemcen est, en effet, liée de la façon la plus intime à celle de l'Afrique musulmane. Par sa position même aux confins du Maghreb central et du Maghreb extrême, la ville fut, avant de devenir la capitale d'un royaume indépendant, l'objet des convoitises de tous les conquérants qui s'établirent en Barbarie. Presque tous y ont laissé des traces de leur passage et de leur domination. Idris construisit une mosquée à Agadir. L'Almoravide Yoùsof ibn Tâchefine, bàtit, à l'E. d'Agadir, Tagrårt sur l'emplacement de la Tlemcen actuelle; il y édifia un château fort et commença la grande mosquée. Les Almohades l'entourèrent de fortifications, poursuivirent la construction de la mosquée, élevèrent la première coupole de Sidi-Bou-Medyen. Mais c'est surtout aux Abd-el-Wadites et à leurs adversaires les Mérinides, que Tlemcen est redevable de ses plus somptueux monuments. Le fondateur de la dynastie Abd-el-Wadite, Yamoråsen dresse le minaret de la grande mosquée, et jette les fondements de Méchouar. Ses successeurs, malgré des guerres continuelles, qui mettent en péril l'existence même de la dynastie, continuent son œuvre. Les édifices religieux et civils (oratoire de Bel-Hassen, mosquées d'Oulàd-el-Imàm, du Méchouar, etc., medersa Tachfiniya, grand bassin, etc.) surgissent à l'envi. La conquête de la ville par les Mérinides ne lui porta pas préjudice. Les conquérants la dotèrent au contraire de nouveaux monuments, et poursuivirent les constructions de Mansourah, dont l'édification avait commencé lors du siège de 1299-1302, de Sidi-Bou-Medyen, et de Sidi l'Halwi. Après un

(1) Marçais W. et G. Les Monuments arabes de Tlemcen, Paris (Fontemoing] 1903, 8, 112 gr. 358 p.

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