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Alors il faut voir gémir sur le canapé de l'arrière boutique ce colosse hydropique, cette masse de muscles sans ressorts, cet être fantastique, plus bestial qu'humain qui, en compagnie de son garçon d'étal, un pauvre idiot long et maigre, se délecte en des repas immondes de têtes de béliers, d'yeux de veaux et d'autres viscères.

L'un des amis de cet homme est un assassin.

A la Cour d'assises, il a déjà senti sur son cou le froid du couperet quand un verdict inespéré le renvoie indemne.

Ce n'est pas tout. Les clients sont des espions, les voisins des fourbes et des calomniateurs. La famille de Pepete, tous les siens, tout ce populeux quartier de Bab el-Oued croient aux sorts, aux conjurations, aux maléfices et à la vertu des philtres.

Les jeunes gens ne boivent pas : ils s'enivrent.
Leurs amusements dégénèrent en bagarres.

La fanfaronnade, la jalousie, l'irréflexion les poussent à tenir des paris stupides. La plupart sont crasseux et tarés. Qu'ils soient siciliens, maltais ou mayorquais, car on y voit peu de français, tous sont des impulsifs méchants et rancuniers. Aucun n'accorde une minute de réflexion à ses actes, n'a de retour de conscience sur lui-même, le moindre élan de bonté ou de désintéressement.

Ainsi donc Alger renferme une immense population qui vit dans l'hébétude et dans le vice.

Cette ville pimpante et claire, intelligente, active et travailleuse repose sur des fondements d'ignominie, fleurit sur un fumier humain plein de germes de mort et d'exhalaisons putrides.

Ainsi du moins l'a voulu l'artiste qu'est M. Bertrand.

Quand, il y a quelques années, parut ce beau livre, Le Sang des Races, plein de lumière et de vie généreuse, nous saluâmes en lui le poème épique du roulier. Le vent tenace qui poussait jadis les conquistadors à la découverte du monde sembla enfler de nouveau les pages de ce -roman d'aventures simple en ses lignes, grand par son symbole. L'Algérie moderne y palpitait d'ardeur et de juvénile enthousiasme et, des rivages au désert, le chant de ses terres lumineuses y proclamait en accents profonds le renouveau de sa force et de sa beauté.

Le penchant pour la vie brutale, la peinture des passions sensuelles, à vrai dire, s'y révélaient déjà. Mais un beau souffle lyrique en poétisait les héros et vivifiait ce que pourrait comporter de monotone l'extrême simplicité de leur caractère et de leurs aventures.

Nous avons retrouvé ces mêmes tendances dans Pepete le Bien-Aimé et nous n'en avons pas été autrement surpris.

Mais elles sont ici exagérées jusqu'à l'abus.

Le milieu est le même avec la beauté et le souffle en moins.

M. Bertrand possède un style vigoureux dont nous admirons la concision et la clarté.

Il sait discerner sous l'aspect éphémère des attitudes et des pensées ce qu'il y a d'éternellement semblable dans la vie des hommes. Telle imprécation proférée par un juif loqueteux évoque aussitôt l'anathème des temps bibliques.

Les paysages sentis profondément, rendus avec bonheur sont le charme de ce livre et constituent de véritables et de nécessaires stations de repos au cours de sa lecture.

Si l'on ne peut exiger d'un auteur qu'il rende les choses autrement qu'il ne les voit, on a cependant toujours le droit, du point de vue de l'œuvre d'art, de lui demander la sincérité et la vérité dans l'observation.

L'indifférence morale qui caractérise notre éqoque, la prédilection générale à ne nous montrer qu'une humanité réduite aux instincts, sontelles compatibles avec la complexité de la vie où le bien et le mal, le beaut et le laid sont si étroitement engagés dans un conflit perpétuel ?

Sans prétendre avec Tolstoi en son absolutisme, que l'art et la morale ne vont pas l'un sans l'autre, peut-on concevoir qu'une œuvre, où le cadre violente la nature, puise se soutenir et durer par la seule vertu de ses qualités littéraires, si l'observation y est partiale et la vérité suspecte?.,. C'est le talent même de l'auteur et l'originalité de son œuvre qui nous ont entraîné à ces critiques et à ces considérations d'ordre général.

Car le Sang des Races et Pepete le Bien-Aimé tirent leur originalité très nette de ce qu'ils marquent véritablement une époque dans la littérature algérienne.

Ce serait sortir du cadre de cette étude que d'accorder à cet aperçu tout le développement qui lui conviendrait. Toutefois, nous devons rappeler que si le réalisme trop étroitement conçu par Zola ne pouvait longtemps faire école, il eut ceci de bon qu'il nous apprit à nous intéresser au peuple et à découvrir dans ce milieu une variété, une richesse presque inépuisables d'observation et d'étude.

Les procédés du maître furenf appliqués par M. Bertrand à l'Algérie. Venant après tant ée romanciers qui, en parfaits exotiques, n'avaient vu dans la colonie que la couleur du pays, que le pittoresque de l'Arabe, M. Bertrand nous a rendu le grand service de comprendre que ce genre avait vécu et qu'il y avait d'autres sujets d'étude.

Ayant découvert et choisi son milieu, il l'étudia et le peignit selon ses tendances. Quelles que soient les réserves qu'on peut faire sur celles-ci, il n'en reste pas moins certain que M. Bertrand est venu à l'heure favorable pour renouveler la manière un peu usée de ses prédécesseurs, et que les futurs romanciers coloniaux seront redevables à ce novateur fortuné de la multiplicité des milieux qu'il leur aura révélés.

En parlant de Pepète, en voulant le définir, le mot de Cagayous nous est venu tout naturellement à l'esprit.

Cagayous est un type d'origine récente. Il y a environ cinq ans, Musette, journaliste humoristique, le découvrit, lui donna ses lettres de naturalisation, et Cagayous devint aussitôt populaire tant le type du voyou algérois était, sous ce nom, ingénieusement observé et rendu avec bonheur. Il possède une façon de voir et un langage tout à fait personnels : surtout, il n'est pas dépourvu de eette philosophie pleine de bon sens, de malice et de résignation qui fleurit sur le pavé de toutes les grandes villes. Il est de la famille du gavroche parisien et du guignol lyonnais.

Les divers fascicules de « Cagayous » est une valeur documentaire des plus intéressantes pour tout ce qui concerne l'élément flottant des faubourgs d'Alger. Un plan, quelque souci de la nature, un peu d'intrigue et de composition feraient de ces cahiers épars un livre d'une réelle portée Il constituerait un vrai régal d'une saveur très spéciale pour tous ceux qui connaissent Alger et en aiment le pittoresque...

Nous ne terminerons pas cette étude rapide sans mentionner dans les notations contemporaines sur l'Algérie, les croquis du Père Robin.

Quelle n'est pas la rigoureuse exactitude des types si divers, des silhouettes si parfaitement crayonnées qu'il nous a donnés ces années dernières dans un périodique éphémère, « La Revue Algérienne»!

L'armée roulante, le fonctionnaire, le petit colon exhibèrènt en ces trop courts récits, leurs défauts, leurs ambitions, leurs préoccupations caractéristiques dans leur relief le plus saillant et leur mérite le plus naturel.

On ne pourrait en nier l'authenticité absolue. On retrouve là de vieilles connaissances. On les a rencontrées maintes fois au long des routes rectilignes et tristes, au café du petit bourg verdoyant ou dans les hideux villages géométriques.

Et voilà que commencent à sourdre du pays même, par l'effort d'essayistes grandis sur son sol, dos types locaux, la peinture des mœurs fondamentales, et certain fumet du terroir, certaine atmosphère qui ne trompe pas où l'on discerne aisément que seul, un sens profond de la contrée présidé à leur création.

Tout y est simple. Rien n'est arrangé en vue de l'effet à produire. La naïveté, au sens un peu archaïque du mot, a mieux servi ces auteurs que les grands effets du style ou que le plan minutieusement élaboré et observé avec logique.

Malgré leur peu d'envergure, en dépit des livres substantiels dont nous venons de parler, nous aimons Cagayous et les Récits du père Robin.

Nous voyons dans ces brochures mêmes, les origines, les premières tentatives de la littérature algérienne proprement dite. Car nous croyons celle-ci encore à ses débuts.

Certes, beaucoup de romanciers venus de France, beaucoup d'auteurs de talent continueront à écrire sur l'Afrique Mineure, feront de cette prenante Algérie le sujet de plus d'une étude.

Mais, assurément, il ne suffit pas de parcourir des terres nouvelles et de les aimer pour les comprendre dans leur essence. Tout pays exige davantage et ne se livre d'ordinaire qu'à ses fils. Il faut avoir bu son lait, vibré de ses aspirations, participé à sa vie et senti en soi-même la répercussion de ses évolutions les plus secrètes pour que l'œuvre méditée et mise au point soit entièrement libérée de ces deux tares: l'exotisme et le clinquant, qui la classent sans la situer.

Malgré la volonté d'effacement de l'auteur, c'est toujours son tempérament que nous apercevons au fond de son œuvre. Que ce soit un truisme, nous en convenons, mais il ne faut pas l'oublier.

Or au point de vue du roman colonial, l'étranger se trouve placé dans des conditions défavorables puisqu'il est dominé par son hérédité propre. Quoiqu'il fasse et quel que soit son talent, il verra plus qu'il ne sentira. Il ne pourra tabler sur rien d'ancien et de profond: tout est nouveau pour lui. Bien des détails, bien des faits prendront à ses yeux une importance qu'ils n'ont peut-être pas. Il aura toujours la préoccupation d'expliquer, de juger ce pays d'après le sien. Il s'étonnera aussi bien des différences que des similitudes et leur accordera une importance dont la relativité ne saurait affecter le natif.

Pour celui-ci rien de semblable.

Tandis que l'étranger examine forcément du dehors, le natif vit sur un fond stable qui constitue le grand domaine de l'inconscient et où se sont classés avec lenteur et certitude ces détails, ces faits, et cette foule d'émotions et de connaissances auxquels, mieux que taut autre, il saura donner leur valeur intrinsèque et rigoureuse.

Les exemples décisifs ne manquent pas pour confirmer cette opinion. Les Tolstof, les Tourguéneff, les Olive Shreiner, sans oublier notre grand Michelet, n'ont eu qu'à se pencher sur leur âme et à l'écouter chanter pour que la transcription fidèle de ce chant dans leurs œuvres s'imposât aussitôt à nos oreilles ravies comme l'émanation même de l'âme nationale.

C'est que pour ses rares écrivains l'initiation était faite. A leur insu, le lent travail des siècles les avait formés; et quand le génie qui veillait en eux leur découvrit ce patrimoine commun de souvenirs et d'espérance ils y trouvèrent sans peine la lyre natale dont les accents immortels s'éveillèrent sous leurs doigts.

Et si l'Algérie doit un jour posséder son poète national, il est certain que le destin souriant le fera naitre de son sol et que cet heureux fils saura bientôt conquérir à son tour, avec la reconnaissance de ses compatriotes, la gloire universelle.

R. DE VANDELBOURG.

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