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« Achmed, remarquant son inquiétude au moment où il tirait de son écritoire sa plume de jonc, lui dit : « N'aie pas peur, enfant, je vais t'écrire quelques mots dans la main, tu y regarderas, et voilà tout. » L'enfant se remit de sa frayeur, et l'Algérien lui traça dans la main un carré entremělé bizarrement de lettres et de chiffres, versa au milieu une encre épaisse, et lui dit de chercher le reflet de son visage. L'enfant répondit qu'il le voyait. Le magicien demanda un réchaud, qui fut apporté sur-lechamp. et déroula trois petits cornets de papier qui contenaient différents ingrédients qu'il jeta en proportion calculée sur le feu. Il l'engagea à chercher dans l'encre le reflet de ses yeux, à regarder bien attentivement et à l'avertir dès qu'il verrait paraître un soldat turc balayant une place. L'enfant baissa la tête, les parfums pétillèrent au milieu des charbons, et le magicien d'abord à voix basse, puis l'élevant davantage, prononça une kyrielle de mots dont à peine quelques-uns arrivèrent distinctement à nos oreilles.

« Le silence était profond; l'enfant avait les yeux fixés sur sa main; la fumée s'éleva en larges flocons, répandant une odeur forte et aromati que; et Achmed, impassible dans son sérieux, semblait vouloir stimuler de sa voix, qui de douce devenait saccadée, bruyante, une apparition trop tardive; quand tout à coup, jetant sa tête en arrière, poussant des cris et pleurant amèrement, l'enfant nous dit, à travers les sanglots qui le suffoquaient, qu'il ne voulait plus regarder, qu'il avait vu une figure affreuse; il semblait terrifié. L'Algérien n'en parut point étonné, et dit simplement : « Cet enfant a eu peur, laissez-le; en le forçant on pourrait lui frapper trop vivement l'imagination. »

>> On amena un petit Arabe au service de la maison, et qui n'avait jamais vu ni rencontré le magicien ; peu intimidé de ce qui venait de se passer, il se prêta gaiement aux préparatifs, et fixa bientôt ses regards dans le creux de sa main, sur le reflet de sa figure qu'on apercevait même de côté, vacillant dans l'encre.

>> Les parfums recommencèrent à s'élever en fumée épaisse, et les prières, en forme d'un chant monotone, se renforçant et diminuant par intervalle, semblaient devoir soutenir son attention. « Le voilà!»> s'écria-t-il; et nous remarquâmes tous l'émotion soudaine et plus vive avec laquelle il porta ses regards sur le centre des signes magiques. & Comment est-il habillé ? Il a une veste rouge, brodée d'or, un turban alépin et des pistolets à la ceinture. Que fait-il? Il balaye une place devant une grande tente, si riche, si belle! elle est rayée de rouge et de vert, avec des boules d'or en haut. Regardez, qui vient à présent? C'est le sultan suivi de tout son monde. Oh! que c'est beau!» Ei l'enfant regardait à droite et à gauche comme dans les verres d'un optique dont on cherche à étendre l'espace, et avec tout l'intérêt qu'avait pour lui ce spectacle qu'il semblait faire passer dans la vivante et naïve exactitude

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de ses réponses. « Comment est son cheval? Blanc, avec des plumes sur la tête. Et le sultan ? Il a une barbe noire, un benisch vert. » Venait ensuite une longue description du cortège, avec des détails circonstanciés, des particularités inaperçues, enfin toute une précision apparente qui ne pouvait laisser aucun doute que le spectacle qu'il racontait était réellement là sous les yeux. En définitive, le sultan s'était assis dans sa tente, on lui avait apporté la pipe, tout le monde était à l'entour.

<< Maintenant, messieurs, dit l'Algérien tranquillement, nommez les personnes que vous désirez faire paraître, avec soin seulement de bien articuler les noms, afin qu'il ne puisse y avoir d'erreur ». Nous nous regardâmes tous, et, comme toujours, dans ces moments, personne ne retrouva un nom dans sa mémoire. « Shakespeare », dit enfin le compagnon de voyage de lord Prudhoe, le major Félix. « Ordonnez au soldat d'amener Shakespeare », dit l'Algérien. « Amène Shakespeare », cria le petit d'une voix de maître. « Le voilà », ajouta-t-il après le temps nécessaire pour écouter quelques-unes des formules inintelligibles du sorcier.

« ..... Nous fimes encore paraître plusieurs personnes, et chaque réponse, au milieu de son irrégularité, nous laissait toujours une profonde impression. Enfin le magicien nous avertit que l'enfant se fatiguait; il lui releva la tête en lui appliquant ses pouces sur les yeux, et en prononçant des prières, puis il le laissa. L'enfant était comme ivre, ses yeux n'avaient point une direction fixe, son front était couvert de sueur, tout son être semblait violemment attaqué. Cependant il se remit peu à peu, devint gai, content de ce qu'il avait vu; il se plaisait à le

raconter. >>

Désireux de posséder le secret du miroir d'encre, de Laborde se rendit le lendemain chez Achmed, qui habitait près de la mosquée El Azhar. • Il nous raconta qu'il tenait sa science de deux cheicks célèbres de son pays, et ajouta qu'il ne nous avait montré que bien peu de ce qu'il pouvait faire. >>

L'achat du secret conclu moyennant trente piastres d'Espagne, « il fit monter son petit garçon et prépara, pendant que nous fumions, tous les ingrédients nécessaires à son opération. Après avoir coupé dans un grand rouleau un petit morceau de papier, il traça dessus les signes à dessiner dans la main et les lettres qui y ont rapport; puis, après un moment d'hésitation, il me le donna ».

En voici le schéma :

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On voit que c'est un carré (le même que celui de Lane), ayant la tache d'encre au milieu avec différents chiffres autour d'elle. Ces chiffres, additionnés en ligne horizontale, verticale et diagonale, donnent toujours. la même somme, 15, formule crue d'une grande puissance (1).

» L'Algérien opéra sur son enfant devant moi. Ce petit garçon en avait une telle habitude, que les apparitions se succédaient sans difficulté. Il nous raconta des choses fort extraordinaires, et dans lesquelles on remarquait une originalité qui ôtait toute crainte de supercherie.

>> Je me retirai avec promesse de revenir le lendemain, sachant de mémoire les prières et les signes à tracer. Je fus donc toute la soirée occupé à me balancer sur mon divan pour atteindre, autant que possible, le ton de voix et la mesure cadencée. J'opérai moi-même le lendemain devant Achmed avec beaucoup de succès, et toute l'émotion que peut donner le pouvoir étrange qu'il venait de me communiquer. »

Obligé de partir quelques jours après pour Alexandrie, « sur le bateau. je fis deux expériences qui réussirent complètement, à la grande admiration de mes matelots ». Mêmes réussites à Alexandrie, et ensuite au Caire.

«En 1837, M. Lane, dans son excellent ouvrage sur les mœurs des Égyptiens, répéta les faits mentionnés ci-dessus... ; il en confirma

(1) Cf. Reinaud, t. 11, p. 252, et Shaw, Voyage, traduction française, t. I, p. 345-346.

l'exactitude. On voit, dans son récit, que le magicien se nomme CheickAbd-el-Kader-el-Mougreby, et que ce singulier personnage vit encore an Caire. » Outre le carré, Lane donne le fac-simile « des prières écrites par le Cheick» et les traduit ainsi :

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<< Turshoon! Turioo'shoon! Descends! Descends! Assiste à l'expérience. Où sont allés le prince et ses troupes ? Où est El-Ahh'mar, le prince et ses troupes ?- Assiste à l'expérience, serviteur de ces noms ! » Et ceci est le congé, et nous avons enlevé ton voile, et que ta vue aujourd'hui soit perçante ! Correct, correct. »

De Laborde propose une traduction assez différente :

« Therscho! Theryouscho! faites descendre. Faites descendre, faites venir le fils du Doré, l'Émir et ses troupes, le fils du Rouge, l'Émir et ses troupes, amène à l'expérience les serviteurs de ces génies. Et ceci est l'enlèvement du voile, nous avons enlevé ton voile. Que tes regards soient aujourd'hui perçants. Sois exact, sois précis. »

« Je dois à l'obligeance de M. Reinaud la communication d'un manuscrit turc qui m'a fourni la traduction du fils du Doré et du fils du Rouge. »> C'est un traité astronomique et astrologique, datant de 1582. « Selon l'auteur, il y a dix-huit prophètes. par les noms desquels on tire des horoscopes; dans ce nombre, il compte Choayb (Jéthro) et Moïse. Il y a en outre des génies, et parmi eux il en appelle un le génie Rouge et l'autre le génie Doré. L'un et l'autre, représentés selon leur titre, répondent aux invocations (1) ».

Lane rapporte, d'autre part, qu'à son premier voyage en Égypte (1827), il vit le magicien Achmed opérer avec succès chez le consul général anglais, Salt. A son second voyage, Osman, interprète du consulat britannique, lui amena le personnage.

« Je lui fixai un jour, dit Lane, pour venir me voir et me donner une preuve de l'habileté qui l'avait rendu si fameux. Il arriva en temps voulu vers deux heures de l'après-midi, mais il semblait mal à l'aise; il regardait souvent le ciel par la fenêtre et il fit la remarque que le temps n'était pas favorable; il était lourd et nuageux, avec un vent violent. Le magicien opéra sur trois enfants, l'un après l'autre. Avec le premier, il y eut une réussite partielle, mais avec les deux autres, l'échec fut complet. Le magicien dit qu'il ne pouvait rien faire de plus ce jour-là, et qu'il reviendrait dans la soirée d'un des jours suivants. Il tint sa promesse et reconnut que le temps était favorable.....

(1) Recherches sur ce qu'il s'est conservé dans l'Égypte moderne de la science des anciens magiciens, par Léon de Laborde, Paris, chez Jules Renouard et C, rue de Tournon, 1841, in-4°, 23 pages; cf. id., Commentaire géographique sur l'Exode et les Nombres, 1812, p. 23 et suivantes.

... Il me déclara qu'il opérait ses prodiges par l'action des bons esprits; mais à d'autres il avait dit le contraire, que sa magie était satanique.

» En faisant ses préparatifs pour l'essai du miroir d'encre magique, qui s'appelle ici, comme quelques autres opérations de nature semblable, « darb-el-mandel », le magicien me demanda d'abord un calame et de l'encre, une feuille de papier et une paire de ciseaux; puis, après avoir coupé un petit bout de papier, il écrivit dessus certaines formules d'évocation, ainsi qu'un autre charme par le moyen duquel il prétend atteindre le but de l'expérience. Il n'essaya pas de me cacher ces formules; et sur la demande que je lui fis de m'en donner la copie, il y consentit volontiers et me les écrivit tout de suite, m'expliquant en même temps que l'objet qu'il avait en vue s'accomplissait par l'influence des deux premiers mots Tarshun et Taryoushun (ou Tarsh et Taryoush, car la finale un est la marque du nominatif) ces mots, dit-il, étaient les noms de deux génies, ses « esprits familiers ». Je comparai les copies avec les originaux et je trouvai qu'ils concordaient exactement. >>

Ce sont les textes transcrits et traduits par de Laborde. Reinaud donne les noms de deux autres anges, ou démons, Thaboukh et Thetheboukh, qu'on pouvait évoquer de même en brûlant des parfums, genre de conju

ration nommé Kesme, pö (1).

« Après les avoir écrits (ces textes), le magicien sépara le papier contenant les formules d'évocation de celui sur lequel était écrit l'autre charme, et coupa le premier en trois morceaux. Il m'expliqua alors que le but du dernier charme (qui contient une partie de la sourate Kaf, ou chapitre 50 du Koran), était d'ouvrir les yeux de l'enfant d'une manière surnaturelle, pour faire pénétrer sa vue dans ce qui est pour nous le monde invisible.

» J'avais préparé, sur les indications du magicien, un peu d'encens et de graines de coriandre (il y fait ajouter généralement un peu de benjoin) et un réchaud avec quelques charbons allumés. Ces objets furent alors apportés dans la chambre en même temps qu'on y faisait entrer l'enfant qui devait servir à l'expérience; il l'avait appelé, suivant mon désir, parmi quelques autres enfants qui passaient dans la rue en revenant d'une manufacture; et il avait environ huit ou neuf ans. En réponse à une demande que je lui fis de m'indiquer les personnes qui pouvaient voir dans le miroir d'encre, le magicien dit que c'étaient un enfant impubère, une vierge, une esclave noire et une femme enceinte. Le réchaud fut placé devant lui et l'enfant, et ce dernier assis sur un siège. Le magicien demanda alors que mon domestique mit de l'encens et des graines de

(1) Reinaud, t. 1, p. 248.

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