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au Maroc, il faut continuer les études de détail, les monographies, et préparer les matériaux d'un travail d'ensemble sur les populations indigènes, avant qu'il soit trop tard pour tirer de cette étude un profit politique et pratique: dialectes arabes et berbères, vie familiale, vie sociale et particulièrement vie religieuse, sont autant de sujets de travaux dont les modèles ne sont pas encore assez nombreux pour que les travailleurs n'y gardent pas le sentiment de la nouveauté et le goût de l'effort.

Mais ces études, qui demandent tout d'abord la fréquentation intime et prolongée des populations, ne pourront être utilement entreprise qu'après une sérieuse préparation. En ce qui regarde les études linguistiques, il est presque inutile de dire que les dialectes arabes ne pourront être analysés utilement que par des travailleurs qui connaissent à la fois l'arabe classique et les travaux de leurs devanciers sur les dialectes arabes; de même l'étude d'un dialecte berbère exige au moins la connaissance de l'arabe et celle des travaux antérieurs sur les autres dialectes. Mais en outre si l'on veut comprendre la vie sociale, religieuse et familiale des populations, ce ne seront point seulement des connaissances générales en ethnographie et en critique religieuse qui seront nécessaires, mais aussi une longue intimité avec la théologie et le droit de l'Islam et mème avec tout ce qui, à travers la religion du prophète, a filtré de croyances antéislamiques,qui sont venues se mêler et se confondre avec celles des anciennes populations indigènes. Mème cette préparation toute théorique n'arme point assez puissamment pour le contact avec les populations: comme il est bon, dans l'étude d'une langue étrangère, de ne s'attaquer à un texte de première difficulté qu'après en avoir étudié d'autres de même nature à l'aide d'une traduction et d'un commentaire, ainsi, pour éviter les plus joyeuses méprises, il sera nécessaire, avant d'entreprendre l'étude directe d'un dialecte maghrébin mal connu, d'en avoir entendu vivre un autre déjà étudié; et avant de faire une enquête sociale, il sera vraiment bon d'avoir intimement fréquenté une société indigène ayant déjà livré quelques-uns de ses secrets. Ce rôle d'intermédiaire entre l'étude théorique et la recherche pratique, l'Algérie est

là pour le remplir; c'est parmi les maîtres de ses Écoles Supérieures et parmi ceux des Médersas que se trouve tout formé le personnel jeune, mais déjà exercé à la théorie et à la pratique, qui est dès aujourd'hui capable de poursuivre utilement l'exploration linguistique et sociologique de l'Afrique du Nord et de former, parmi les débutants, les explorateurs de demain. Tous ceux qui s'intéressent ici à l'exploration du Maroc souhaitent de grand coeur des chances. heureuses à l'un des derniers missionnaires, qui très bien préparé par la connaissance de l'arabe parlé, par de fortes études scientifiques et par une longue fréquentation des indigènes dans les médersas d'Alger et de Constantine, contribuera certainement pour une bonne part au succès d'une tâche que tous cherchent à remplir avec une égale bonne volonté et un égal désintéressement.

M. Estoublon, professeur de droit musulman à la Faculté de Droit de Paris, a succombé, au mois de décembre, à une longue maladie il laisse un souvenir ému à tous ceux qui l'ont approché, et Alger se rappellera certainement la place que, directeur de l'École de Droit, il occupa pendant plusieurs années dans la société algéroise. Grâce à un long séjour en Algérie et à une intime fréquentation des indigènes, M. Estou. blon avait su acquérir dans les études juridiques musulmanes une compétence incontestée, et à Paris, il avait gardé la plus heureuse influence sur les étudiants, trop enclins à se cantonner soit dans des études pratiques et ennemies des idées générales, soit dans les terribles discussions théoriques, qui sont un souvenir d'autres âges: il faisait toucher à une législation qui, de formation analogue à celle du droit romain, a sur ce dernier l'avantage de vivre et de régner sur des hommes dont la vie morale est désormais entre nos mains. La mort de M. Estoublon, va, dit-on, fermer la fenêtre ouverte un instant rue Soufflot sur la France africaine: l'École de Droit de Paris a peur des courants d'air. Elle n'a point compris l'utilité de contribuer pour sa petite part au développement des études musulmanes à Paris Même réduit à la connaissance des ouvrages en langue française et de la jurisprudence algérienne, le droit musulman est de nouveau

exclu de l'enseignement officiel de la Faculté de Droit; à plus forte raison, n'est-il point question d'y organiser une étude approfondie des ouvrages classiques de la littérature juridique des Arabes, ni des opinions et décisions des juristes musulmans contemporains. M. Houdas donne tous les deux ans, un cours excellent, mais nécessairement élémentaire, à l'École des Sciences Politiques : il faudra bien se décider à créer cet enseignement à l'École des Langues Orientales et à lui donner l'importance que doit prendre une étude aussi pratique. M. Estoublon était aussi chargé de la chaire d'institutions algériennes à l'École Coloniale, et celle-ci se trouve vacante en même temps que la chaire de langue arabe.

La mort subite de M. Sonneck, titulaire de celle-ci, a douloureusement surpris tous ceux qui le connaissaient et qui croyaient sentir une grande force de vie chez cet interprète africain haut en couleur et d'allure vigoureuse. Il avait su donner le goût des études arabes à plusieurs promotions d'Africains de l'École Coloniale; ses cours leur apportaient comme un reflet de l'Algérie ; ils rappelaient ainsi l'enseignement de M. Houdas à l'École des Langues Orientales, qui ne prend pas seulement son caractère très particulier d'une profonde connaissance de la langue arabe et d'une grande clarté d'exposition, mais aussi de l'intimité ancienne et durable que l'on sent exister entre l'esprit du maître et la vie algérienne.

GAUDEFROY-DEMOMBYNES,

Secrétaire de l'École des Langues Orientales vivantes.

Lettre de Tunis

Tunis, 31 janvier 1905.

Il aurait peut-être été logique, en commençant cette série de lettres sur le mouvement orientaliste en Tunisie, de présenter aux lecteurs algériens les organismes particuliers à la Régence qui ont pour but principal ou accessoire le déve

loppement des études orientales, comme l'Institut de Carthage et la société indigène Khaldounia par exemple. Mais le sujet aurait été un peu ample et excéderait sûrement les cadres de cette chronique succincte. Nous aurons d'ailleurs l'occasion d'y revenir souvent par la suite.

La principale publication en cours à signaler aux arabisants est la réimpression de la Grammaire arabe de Silvestre de Sacy entreprise par l'Institut de Carthage avec le concours de M. L. Machuel, directeur général de l'Enseignement public de la Régence. Pour cette réimpression on a suivi page par page, et autant que possible ligne par ligne, le texte de la 2e édition qui est la plus complète, en sorte que les renvois à cette édition que l'on peut rencontrer dans les ouvrages modernes traitant de la langue arabe s'appliqueront également à la nouvelle. Le premier volume est déjà en distribution depuis près d'un an. Le second volume aurait dû paraître également, mais les occupations administratives de M. Machuel l'ont absorbé pendant l'année écoulée au point de l'obliger plusieurs fois à suspendre le travail très-minutieux de révi sion auquel il doit se livrer, notamment à propos des citations faites par Silvestre de Sacy d'après des ouvrages dont il a été donné après lui des éditions critiques plus correctes. D'ailleurs, l'impression de ce dernier volume touche elle aussi à sa fin, et les souscripteurs n'auront plus longtemps à patienter pour posséder enfin l'ouvrage complet.

M. Antonin Laffage, professeur de musique à Tunis et violoniste de talent, vient de publier le 1er fascicule d'un ouvrage intitulé La musique arabe, ses instruments et ses chants, qui doit comprendre plusieurs volumes. Dans l'étude théorique qui est en tête de ce fascicule, M. Laffage expose que l'Arabe est incontestablement musicien, et qu'il possède notamment à un degré supérieur le rythme naturel. Un caractère assez général de la musique arabe est la tristesse ; d'ailleurs, ce sont les musiciens arabes qui ont fait entrer les premiers entre la sixième et la septième note de la gamme un intervalle de seconde augmentée qui donne à cette gamme un caractère nettement mineur, et par conséquent triste. Une autre caractéristique de la musique arabe est une recherche

constante de rythmes variés, imprévus, qui en atténuent beaucoup la monotonie. Les voix sont formées avec les deux dernières parties de leur échelle, le médium et l'aigu, et dépassent leur étendue naturelle. Il n'existe pour ainsi dire aucune voix de basse parmi les Arabes. Les voix d'hommes et de femmes ont cette particularité qu'elles sont justes, et ne baissent jamais malgré la fatigue de la durée de l'exécution.

Après une description des instruments employés par les musiciens arabes, l'auteur donne une série d'airs caractéristiques recueillis par lui: mélopées, chants, prières, danses, hymnes et marches.

Il y a là des sensations vraiment originales, et l'on ne peut que remercier l'auteur de nous les avoir conservées, car il ne faut pas oublier que rien de tout cela n'avait été écrit jusqu'ici et que les musiciens arabes ignorent ce que c'est qu'une -partition quelconque.

Un nouveau périodique tunisien, La Renaissance nordafricaine, revue mensuelle illustrée, qui paraît pour la première fois au moment où sont écrites ces lignes, a fait une place assez large à l'orientalisme et promet de continuer.

M. Antonin Laffage y donne un résumé des explications parues en tête de sa Musique arabe; Si Ali Abdul Wahab, interprète à la section d'État, y publie un article d'un grand intérêt intitulé Féminisme et Islam; Al-Farès de Grenade y commence la publication d'une étude sur Les édifices religieux de l'Islam, nourrie d'anecdotes caractéristiques et intelligemment illustrée; le Dr Mardrus, le traducteur bien connu, traduit de l'arabe une Parabole, bien belle dans sa simplicité. Nous ne pouvons insister davantage sur ces travaux, cette simple lettre ne comportant point de bibliogra'phie, mais nous devons signaler plus particulièrement le dernier article, parce qu'il nous introduit dans le monde des savants musulmans contemporains, dont il nous présente deux personnalités notables.

Notre recueil se termine en effet par une étude sur Les écrivains modernes de l'Islam, qui n'en est sans doute qu'à son commencement et qui contient deux courtes notices sur feu le colonel Salah Abdul-Wahab, ancien gouvernenr de Mehdia,

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