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RÉVOLTE D'El-Hergh! A TRIPOLI.

Le cheikh almohade, Yacoub-Ibn-Youçof-Ibn-Mohammed-elHerghi, surnommé Abou-Abd-er-Rahman, avait reçu de l'émir Abou-Zékérïa le gouvernement de la ville et de la province de Tripoli. En partant pour sa destination, il emmena avec lui un corps de troupes almohades destiné à défendre ce pays contre les Debbab, tribu arabe soleimide. S'étant établi dans le commandement de la province, il en fit rentrer les impôts et prit à sa solde les Arabes et les Berbères des environs de la ville. Lié d'amitié avec El-Djouheri', il éprouva de vives inquiétudes en apprenant la triste fin de ce fonctionnaire, mis à mort, l'an 639, ainsi que nous venons de le raconter 2. Le sultan lui envoya alors l'ordre de se rendre à la cour, et voyant qu'il cherchait des prétextes pour ne pas s'y conformer, il chargea Ibn-Abi-Yacoub, frère [d'El-Herghi] d'aller le chercher. Cette démarche ne fit qu'accroître les appréhensions du gouverneur; épouvanté par la perspective du sort qui l'attendait et comptant sur l'influence que devaient lui donner les trésors qu'il avait amassés dans l'administration des impôts, il conçut le projet de se rendre indépendant. Les habitants de la ville devinèrent ses intentions et, craignant qu'il ne s'abouchât avec les Arabes, si l'on n'agissait pas sur-le-champ, ils le mirent aux arrêts ainsi que son frère et ses partisans. Ce coup-d'état fut exécuté la même nuit que l'on en avait conçu la pensée. On expédia aussitôt un courrier à la capitale pour y annoncer cette nouvelle et, bientôt après, on reçut du sultan l'ordre de faire mourir les prisonniers. Leurs têtes furent envoyées à Tunis et leurs cadavres, mis en croix, restèrent

Il sera question de ce fonctionnaire dans le second chapitre, après celui-ci. Ici l'auteur écrit Djouaheri, mais la leçou adoptée dans la traduction est la bonne.

Ici l'auteur commet une inadvertance, l'histoire d'El-Djouheri se trouvant plus loin. On peut supposer que ce chapitre sur El-Herghi est un de ceux qu'Ibn-Khaldoun intercala dans son cuvrage.

exposés sur les murs de Tripoli. Cette exécution obtint l'approbation générale et donna aux poètes l'occasion d'adresser au sultan des vers de félicitation.

Au nombre de ceux qui périrent avec El-Herghi se trouva Mohammed-Ibn-Abi-Amran-Ibn-Amran, fils du grand cadi de Maroc. Arrivé à Tunis sans emploi, il était allé à Tripoli où il s'était attaché au service d'El-Herghi, et, comme le bruit s'était répandu qu'il avait composé un discours pour l'inauguration de son patron, cette circonstance lui coûta la vie.

Il y avait aussi à El-Mehdïa un agent politique du gouvernement almohade, nommé Abou-Hamra 1, qui s'était distingué par sa bravoure dans les expéditions maritimes. Il avait exercé le commandement de la flotte et, par de fréquentes courses, il était parvenu à inspirer un tel effroi aux guerriers des nations infidèles qu'il avait mis les côtes du territoire musulman à l'abri de leurs attaques. La renommée venait de répandre au loin le bruit de ses exploits, quand la rumeur publique l'accusa d'avoir eu des intelligences secrètes avec El-Djouheri et El-Herghi. L'on disait aussi que le cadi d'El-Mehdïa, Abou-Zékérïa-el-Barki (natif de Barca), avait eu connaissance de leurs machinations. Un mandat impérial fut donc expédié à Abou-Ali-Ibn-Abi-Mouça le hafside, lui ordonnant de faire mourir Ibn-Abi-'l-Ahmer et d'envoyer le cadi prisonnier à la capitale. Quand El-Barki y fut arrivé, le sultan soumit sa conduite à une enquête et, reconnaissant son innocence, il le fit mettre en liberté et le renvoya à El-Mehdia.

On fit aussi mourir à Tunis un soldat que l'on soupçonnait avoir trempé dans la conspiration d'El-Herghi et fait des démarches pour soulever les milices. Comme cet homme était l'ami intime de Rehab-Ibn - Mahmoud, émir des Debbab, le sultan [voulut éviter l'éclat d'une condamnation publique et] le fit assassiner par quelques misérables appartenant à la race des Zenata. Jamais on ne rechercha les auteurs de ce crime. Le sultan continua à poursuivre et à faire exécuter tous les

1 Quelques lignes plus loin, ce nom est écrit Ibn-Abi-'l-Ahmer.

T. II.

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individus qui s'étaient mêlés dans cette conjuration, et il ne s'arrêta qu'après avoir effacé jusqu'aux derniers vestiges de trahison.

VALENCE, MURCIE ET L'ESPAGNE ORIENTALE RECONNAISSENT LA SOCVERAINETE D'ABOU-ZÉKÉRÏA ET LUI ENVOIENT UNE DÉPUTATION.

:

A l'époque où Ibn-Merdenîch-Abou-Djemil-Zian, fils d'AbouHamlat-Modafè, fils d'Abou-'l-Haddjadj, fils de Sad, enleva la ville de Valence au cîd Abou-Zeid, fils du cîd Abou-Hafs, l'influence que la dynastie d'Abd-el-Moumen avait exercée en Espagne venait de s'éteindre. Après la révolte d'Ibn-Houd contre ElMamoun [le souverain almohade] et la guerre qui en fut la suite, Ibn-el-Ahmer s'empara d'Arjona; ensuite, de toute part, le tumulte des combats retentit dans ce malheureux pays. Le roi chrétien [Saint-Ferdinand] attaqua, de plusieurs côtés, les frontières musulmanes, et le roi d'Aragon établit le blocus autour de Valence. Pendant l'année 633 (4235-6), les musulmans eurent à soutenir sept siéges contre les chrétiens deux à Valence, un à l'île de Xucar et Xativa, un à Jaen, un à Tavira, un à Murcie et un à Niebla. D'un autre côté, la flotte génoise menaça la ville de Ceuta. Le roi de Castille se rendit maître de Cordoue; celui d'Aragon occupa Xucar et plusieurs autres forteresses de la province de Valence. Pour faciliter le blocus de cette dernière ville, le roi d'Aragon fit élever le château d'Enessa' et s'éloigna ensuite, après y avoir installé une garnison. Zîan-Ibn-Merdenich forma alors le projet d'attaquer les troupes établies dans cette place forte, et rassembla sous ses drapeaux les populations de Xativa et de Xucar, afin de marcher contre les chrétiens. Dans la rencontre qui s'ensuivit, les musulmans furent mis en déroute, la plupart d'entre eux furent blessés ou tués, et Abou-'rRebiâ-Ibn-Salem, le plus savant traditioniste de l'Espagne, y

En arabe Anicha. Cette forteresse, appelée aussi le château de Puche, etait située à deux lieues de Valence. Herreras en parle aux années 1236, 1237.

trouva le martyre. Cette journée funeste présagea la chute de Valence. La cavalerie chrétienne commença alors à inquiéter la ville par des incursions sans cesse renouvelées; puis, dans le mois de Ramadan 635 (avril-mai 1238), le roi d'Aragon vint mettre le siége et la réduisit presque à la dernière extrêmité.

y

Dans l'empire de Maroc, la dynastie d'Abd-el-Mouir.en était sans force; mais, en Ifrikïa, venait de s'élever un nouveau royaume, celui des Hafsides. Ibn-Merdenîch et les musulmans de l'Espagne orientale fixèrent donc leur espoir sur AbouZékérïa, et, croyant pouvoir ramener la fortune avec le concours de ce prince, ils lui envoyèrent un écrit par lequel ils le reconnaissaient pour leur souverain. Ibn-Merdenîch chargea son secrétaire, le jurisconsulte Abou-Abd-Allah-Ibn-el-Abbar, de s'y rendre aussi et de solliciter des secours. Ce fut un jour bien solennel que celui dans lequel cette députation parut à la cour pour remplir sa mission. Dans cette brillante assemblée, Ibn-elAbbar récita son poème dont la rime est formée par la lettre s et dans lequel il implore le prince hafside de porter secours aux musulmans. Nous reproduisons ici cette pièce remarquable :

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Que tu cavalerie, la cavalerie de Dieu, entre dans l'Andalousie! pour délivrer ce pays; la route est frayée devant toi 2.

Porte à l'Espagne suppliante un généreux secours; les opprimés ont toujours invoqué ton puissant secours !

Accablé par ses douleurs, ce pays rend le dernier soupir ! de combien de maux ne l'a-t-on pas abreuvé depuis le matin jusqu'au soir !

Malheureuse péninsule! tes habitants succombent, en victimes, sous les coups de l'adversité, et ton bonheur d'autrefois a fini par s'anéantir.

Dans les poèmes arabes, la rime du premier couplet se reproduit à la fin de tous les vers suivants.

Il est impossible de conserver, dans une traduction, toutes les beautés de style et d'expression qui rendent cette pièce un chefd'œuvre.

Avec chaque aurore survient une nouvelle calamité qui est pour toi un sujet de deuil, pour l'ennemi une fête.

Avec chaque soir arrive un nouveau désastre qui change la sécurité en crainte et la joie en tristesse.

Les chrétiens ont juré que le sort partagera entre eux tes trésors les plus précieux, [ces étres] charmants que le voile [dn harem] dérobe aux regards.

En Valence et en Cordoue se passent des choses qui nous arrachent, non-seulement des soupirs, mais l'âme !

Dans plusieurs villes, l'infidélité est entrée, joyeuse et triomphante, pendant que la foi en est sortie tout éplorée.

Par suite des invasions, elles nous offrent un spectacle qui attriste la vue autant qu'il l'avait réjouie.

Que sont devenues leurs mosquées?—L'ennemi les a changées en couvents! · Et leurs lieux d'assemblée ? On y entend le son de la cloche!

Comment, hélas ! rendre à l'Espagne ce qu'elle a perdu? — Ces écoles où l'on étudiait le texte sacré et dont il ne reste que des ruines!

Où sont ces maisons de campagne où la main du zéphir butinait, à volonté, sur des robes [de verdure] et des manteaux brodés [de fleurs]?

Là se trouvaient des bocages qui charmaient nos regards; mais leur fraîcheur a disparu, leur feuillage s'est desséché.

L'aspect des paysages qui les entourent produit maintenant un effet étrange: il force le voyageur à s'arrêter [pour répandre des larmes] et l'habitant du sol à s'enfuir.

Comme les infidèles y ont promptement répandu la désolation! Quelle ruine! Semblables aux sauterelles, ils envahissent nos séjours pour les ravager.

Ils ont dépouillé Valence de sa parure en insultant ses frontières, ainsi que le lion chasseur accule sa proie.

Où est la vie heureuse dont nous recueillions naguères les fruits savoureux ? Où est la tige flexible [la belle à taille élancée] que nous faisions plier [vers notre sein]?

Un tyran, né pour perdre l'Espagne, on a effacé les charmes;

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