Images de page
PDF
ePub

traité plus d'une fois, dans les conversations très satisfaisantes que j'eus avec lui à Berlin... Le gouvernement de Sa Majesté a témoigné sa très vive satisfaction du succès des expériences tentées par la France en Algérie et de la grande œuvre de civilisation qu'elle accomplit en ce pays. Elle n'a jamais méconnu que la présence de la France sur cette côte, soutenue comme elle l'est par des forces militaires imposantes, doit avoir pour effet de lui donner quand elle le jugera convenable, le pouvoir d'exercer une pression avec une force décisive sur le gouvernement de la Tunisie. C'est un résultat que le gouvernement britannique a depuis longtemps connue inévitable et qu'il a accepté sans répugnance.

« L'Angleterre n'a pas en cette région d'intérêts spéciaux qui puissent l'amener à voir avec appréhension ou avec défiance légitime l'influence et l'expansion de la France. En ce qui concerne un événement qui peut être éloigné, je dirai donc seulement qu'il n'altérera pas l'attitude de l'Angleterre. Elle continuera de reconnaître, comme elle fait maintenant, les résultats naturels du voisinage d'un pays puissant et civilisé comme la France, et n'a pas à formuler de contre-réclamation... »

Il convenait de prendre quelques précautions du côté de l'Italie, où les informations de la presse avaient fait croire que le prince de Bismarck, au Congrès de Berlin, aurait offert la Tunisie au comte Corti, son représentant. Dès le 13 octobre 1878 M. Waddington chargea le marquis de Noailles, notre

ambassadeur à Rome, de dissiper tout malentendu à cet égard:

<«< Rien de ce qui se passe à Tunis ne peut être indifférent au gouvernement français; aussi, depuis longtemps, a-t-il considéré la Régence comme un pays destiné à graviter dans l'orbite des intérêts français et devant être soumis à notre influence... Il est absolument nécessaire que le gouvernement italien se pénètre bien de cette idée que l'Italie ne peut caresser de rêves de conquête en Tunisie sans se heurter à la volonté de la France et sans risquer de conflit avec elle. >>

Ainsi prévenue des dispositions françaises, l'Italie ne pouvait se faire beaucoup d'illusions sur l'attitude de l'Angleterre, car le député Damiani disait à la Chambre quelques mois après, le 21 juillet 1879 : « L'Angleterre laisse faire la France à Tunis. »>

L'Allemagne, d'autre part, ne sentant alors aucun besoin d'action extérieure, devait voir sans déplaisir son ennemie d'hier s'engager dans la voie de l'expansion coloniale où elle pourrait trouver une sorte de consolation et un dérivatif. L'AutricheHongrie et encore plus la Russie restaient indifférentes : la question étaitdonc entièrement déblayée au point de vue international.

Sur place, notre consul signalait depuis 1871 la nécessité de l'intervention française. Le pouvoir beylical s'affaiblissait tous les jours, incapable d'assurer l'ordre sur sa frontière algérienne, le paiement de sa dette et la mise en valeur de son

sol fertile où les entreprises européennes s'étaient multipliées. L'anarchie et la ruine étaient imminentes. Depuis 1874, la France était représentée

par le consul Roustan, l'un de ces « agents d'Orient >> qui gardaient la tradition de la grandeur nationale et le sens de l'action. Il eut d'abord à lutter contre son collègue anglais, M. Wood, en place depuis vingt-trois ans, dont l'hostilité contre les intérêts français alla jusqu'à l'imprudence : loyalement, le gouvernement britannique n'hésita pas à désavouer M. Wood et à le remplacer. Mais le consul italien, M. Macio, soutenu à Rome par certaines personnalités politiques, était un adversaire beaucoup plus actif. Voies ferrées, port, lignes télégraphiques, concessions de terrain, tout était matière à conflit. Un journal arabe imprimé en Sardaigne était distribué à profusion dans la Régence et excitait la population contre les Français. Les incidents se multipliaient, envenimés par les journaux d'Europe, et il devenait indispensable de mettre fin à ces complications sans cesse renais

santes.

En France, l'opinion publique était mal renseignée, et toute expédition lointaine évoquait celle du Mexique, restée justement impopulaire; on attribuait aux campagnes d'Algérie l'insuffisance du commandement français pendant la guerre et on voulait oublier que dans le grand désastre Chanzy et Faidherbe, deux Africains, avaient, du moins, sauvé l'honneur. « Ce n'est pas, disait-on, pour la compromettre dans des entreprises exotiques que

la France venait de reconstituer sa force militaire. >> Ces préventions obscurcissaient le sentiment de dignité nationale qui commençait à poindre.

Les hésitations du gouvernement durèrent près de quatre années. Au printemps de 1881, le ministre des des Affaires étrangères, pensant avoir « épuisé les moyens diplomatiques », parlait d'expédition au Conseil des ministres; mais M. Jules Ferry, président du Conseil, lui répondait : « Une affaire à Tunis, dans une année d'élections! mon cher Saint-Hilaire, vous n'y pensez pas. » Le général Farre, ministre de la Guerre, était parmi les moins belliqueux. M. Jules Grévy, président de la République, se montrait très froid; si son frère, successeur du général Chanzy au gouvernement général de l'Algérie, poussait à l'action en plaidant pour les intérêts de ses colons et pour le prestige de notre domination, que notre inertie menaçait aux yeux des indigènes algériens, M. Wilson travaillait ouvertement contre le projet (1).

Par bonheur, au quai d'Orsay, le directeur des affaires politiques, le baron de Courcel, jugeait que son devoir ne se bornait pas à convaincre son ministre par la présentation des rapports lumineusement rédigés par M. Roustan à Tunis. Son sens des réalités lui montrait les faits à travers les papiers; puisque l'obstacle à l'action de la France en Tunisie venait de l'opinion, il cherchait à la

(1) Gabriel HANOTAUX, Histoire de la France contemporaine, t. IV, p. 386-391, 639-666, 692-698, 709-712.

convaincre, frappait à toutes les portes et en dernier lieu s'adressa à la personnalité qui avait une influence prépondérante sur les milieux dirigeants, la presse et le monde parlementaire.

M. Léon Gambetta, président de la Chambre, se montrait alors plus qu'hésitant. Le baron de Courcel raconte ainsi dans ses Souvenirs la démarche décisive qu'il fit auprès de lui :

Mon audience fut fixée à sept heures du matin. Me voilà donc, par une belle matinée de printemps, franchissant le court espace de la rue de l'Université qui sépare le ministère des Affaires étrangères de la présidence de la Chambre. A cette heure, la rue était déserte, mais déjà baignée par les rayons d'un soleil étincelant. Le cœur me battait fort. L'incertitude, le secret même de la démarche me harcelaient de scrupules. Car il avait fallu ne rien dire à M. Barthélemy Saint-Hilaire, qui se serait gendarmé, et il me semblait que je trompais la confiance à laquelle avait droit mon excellent chef,

Introduit auprès de M. Gambetta, il me reçut avec affabilité, satisfait en apparence et un peu flatté de ma démarche. J'entrai vite en matière. Le ton dont je lui parlai était nouveau pour lui... Il m'écouta avec une attention soutenue, me suivant, comme si je l'introduisais dans un cercle supérieur d'idées, pendant que je développais les avantages, la nécessité d'une action prompte en Tunisie, l'honneur qui en rejaillirait, l'espèce de baptême diplomatique qu'en recevrait cette République qu'ils avaient l'ambition d'instituer, les dispositions favorables, mais peut-être éphémères des puissances, etc... Sous l'air de réserve dont il ne se départit pas, dans ce premier entretien, je sentis l'intérêt que mes paroles éveillaient en lui... Son regard s'éclaircit, sa physionomie devenait plus curieuse et

« PrécédentContinuer »