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fonda la dynastie actuelle en 1705. Après avoir passé par les mêmes vicissitudes que nous lui avons vu traverser à Alger, la domination turque prenait à Tunis une forme plus stable. Dans les deux ports, c'est un pouvoir étranger qui s'était établi, et qui s'entourait d'un personnel étranger. Le dirvan de 30 ou de 300 membres qui l'assistait parfois était uniquement composé d'agas et de janissaires, Turcs ou renégats européens; on peut dire que tous les peuples de la Méditerranée y étaient représentés, sauf les indigènes de l'Afrique septentrionale. Moustapha le Kaznadar, qui gouverna effectivement la Tunisie comme premier ministre sous trois beys successifs, de 1837 à 1873, était un esclave grec affranchi.

Le bey Ahmed, qui choisit le Kaznadar, visita la France sous Louis-Philippe et se montra accessible à l'influence européenne. Le marché des esclaves fut fermé et les ingénieurs français levèrent la première carte régulière du pays; Mohamed, successeur d'Ahmed, fut un grand bâtisseur et restaura les aqueducs romains de Carthage. Il promulgua une constitution, le Pacte fondamental, qui resta lettre morte, mais marque néanmoins des tendances relativement libérales.

Son héritier, Mohamed es Sadock, paraissait dans les mêmes dispositions; il demanda une mission militaire française et il établit le service militaire obligatoire, afin d'avoir à sa disposition une force nationale pour assurer l'ordre dans le pays.

Mais le Kaznadar avait engagé la Tunisie dans

la route bien tentante de l'emprunt, qui donne au souverain absolu des moyens illimités de réaliser les fastueuses fantaisies de l'Orient, route glissante dont la descente rapide aboutit à l'inévitable abîme de la ruine et de l'intervention étrangère. La population était en outre saignée à blanc et les tribus échappaient par la révolte à des impôts sans cesse croissants. Pourtant le bey empruntait toujours et ne payait jamais. Une commission financière européenne fut constituée en juillet 1869; la dette de 160 millions fut réduite à 125 millions, avec un intérêt fixé à 6 250 000 francs. Mais les rivalités divisèrent les membres de la commission, les représentants européens et les ministres du bey. Car tous les problèmes se tiennent, et c'est en vain qu'on cherche à résoudre indépendamment les unes des autres les questions financières et les questions politiques.

« Nous sommes dans la nécessité d'occuper la Régence dans un avenir peu éloigné, écrivait et répétait depuis 1870 le consul général de France à Tunis. Je ne crois pas que cette occupation puisse désormais être évitée. »>

L'établissement du protectorat français sur la Régence de Tunis marque le début de l'expansion coloniale européenne, destinée à prendre dans les dernières années du dix-neuvième siècle un développement si considérable. Cette grande œuvre s'accompagna pour la France de multiples complica

tions qui affectèrent ses relations avec les puissances étrangères et sa politique intérieure : ce double aspect apparaît dès la première entreprise et vaut qu'on l'examine.

L'action de la France à Tunis fut envisagée en 1878 au congrès de Berlin, qui suivit la guerre turco-russe; ce n'est pas sans une certaine hésitation que la France était venue reprendre sa place dans le concert des grandes puissances et elle avait spécifié qu'au Congrès il ne serait question ni des affaires d'Occident, ni de l'Égypte, ni du Liban, ni des Lieux Saints. Mais certains de ces sujets réservés avaient été examinés dans les conversations hors séance; l'occupation de Chypre consentie à l'Angleterre lui donnait la maîtrise de la Méditerranée orientale et son annonce avait amené une pénible surprise chez les plénipotentiaires français, qui envisagèrent de quitter le Congrès. Lord Beaconsfield et lord Salisbury examinèrent alors avec M. Waddington, qui représentait la France comme ministre des Affaires étrangères, la question méditerranéenne; en Égypte, ils admirent que les droits des deux puissances étaient égaux et que rien ne pouvait modifier cette situation; au Liban, la prépondérance de la France était reconnue « l'Angleterre n'y porterait aucun préjudice ». Mais ce fut lord Salisbury qui jeta la question tunisienne sur le tapis : « Vous ne pouvez laisser Carthage aux mains des Barbares, » dit-il brusquement à M. Waddington. Il affirma que l'Angleterre était résolue à n'opposer aucun obstacle à la politique

et

française dans ce pays : « Faites là-bas ce qui vous paraîtra bon, ajoutait-il, ce n'est pas notre affaire. »

Lord Beaconsfield était premier ministre, lord Salisbury détenait le portefeuille des affaires étrangères : ils engageaient le gouvernement de la reine, qui avait été évidemment consulté. Le prince de Bismarck, président du Congrès, le dominait complètement, et il était évidemment d'accord avec eux. Bismarck a raconté à M. de Blowitz son entretien avec lord Beaconsfield à la veille du Congrès de Berlin : « Vous devriez, au lieu de contrecarrer la Russie, en venir à une entente avec elle; vous devriez la laisser à Constantinople, prendre vous-même l'Égypte. La France recevrait Tunis ou la Syrie comme compensation. » (Voir le Times du 4 avril 1881.) En somme, on comprend le point de vue de l'Angleterre, qui prenait Chypre, et donnait à la France une créance hypothétique sur la Tunisie. L'opposition faite pendant vingt ans à la conquête de l'Algérie avait cessé ; l'occupation de la Tunisie ne faisait que consolider l'établissement voisin ; au contraire, il eût été impolitique de favoriser l'Italie, et de donner à la même puissance les deux rives du détroit entre la Sicile et la Tunisie. Malte n'est plus qu'une sentinelle, tout au plus une grand'garde, car sa valeur stratégique a bien diminué depuis que les flottes modernes ne peuvent plus trouver dans sa rade qu'un mouillage insuffisant.

Saisi de la question, le conseil des ministres français réserva sa réponse et aucun acte du Congrès,

aucune convention anglo-française ne vint sanctionner ces propositions. Mais à son retour à Paris, M. Waddington en prit acte dans deux dépêches que le marquis d'Harcourt, notre ambassadeur à Londres, soumit à lord Salisbury. La première de ces dépêches enregistrait l'accord au sujet de l'Égypte et du Liban. La seconde, du 26 juillet 1878, concernant la Tunisie, était ainsi conçue :

<< Notre attention (celle de lord Salisbury et celle de M. Waddington) s'est portée sur la Régence de Tunis. Lord Salisbury, venant spontanément audevant des sentiments qu'il nous supposait, donna à entendre de la manière la plus amicale et dans les termes les plus explicites, que l'Angleterre était résolue à n'opposer aucun obstacle à notre politique dans ce pays. D'après lui, ce serait à nous à régler, à notre convenance, la nature de nos relations avee le bey et à les étendre si nous voulions. Le gouvernement de la reine acceptait d'avance toutes les conséquences que le développement naturel de notre politique pouvait avoir sur la destinée définitive de la Tunisie : « Faites de Tunis ce qui

<< vous paraîtra bon, dit Sa Seigneurerie; l'Angle<< terre ne vous fera pas d'opposition et respectera << vos décisions. » A Berlin, le comte Beaconsfield me confirma ce langage; et nous ne pouvons en conséquence douter de l'accord complet des vues des deux membres du gouvernement britannique en ce qui concerne cette question. »

A ces dépêches, lord Salisbury répondit :

« Le sujet auquel se réfère M. Waddington fut

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