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puissance de ses feux, rend le camp à peu près inexpugnable, mais il faut vivre, et puis, si nous restons immobiles, les harkas d'El-Hiba auraient beau jeu de passer à l'Est ou à l'Ouest, pour aller ravager les fidèles tribus de la Chaouïa : non seulement il faut vivre, mais se remuer, et chaque fois qu'un rassemblement ennemi est signalé, il nous reste assez de partisans dans le voisinage pour nous renseigner exactement, un détachement part du camp et va bousculer l'adversaire.

et

Quelques jours se passent en escarmouches, petites attaques du camp facilement repoussées, ou bien coups de boutoir offensifs sur les groupements qui se forment à notre portée. Le général Lyautey me mande à Mechra-Ben-Abbou: il écarte l'idée d'une marche sur Marrakech, que je considère comme inévitable, et va tenter de négocier avec le prétendant pour obtenir à prix d'argent la libération des prisonniers.

Mais le lendemain, au commencement de l'aprèsmidi, des renseignements certains me montrent une colonne importante, venant de Marrakech, qui vient s'installer dans la journée à 12 kilomètres de mon camp. Or, la colonne des Doukkala, qui ne comprend que 1 500 fusils, est en marche pour me rejoindre. Je ne suis pas assez certain de la transmission de mes ordres pour manœuvrer les deux colonnes, à 40 kilomètres de distance, tandis que la harka de Marrakech, qui a fait son étape dans la matinée, restera à son campement jusqu'à demain matin demain matin, elle se dirigera vraisembla

blement sur la colonne française qui est la plus faible, pour l'attaquer en pleine marche. Ce sera un combat de mouvement, sans préparation, et même si j'arrive à temps pour y prendre part, ce qui est bien douteux, je ne puis escompter de grands résultats. La prise d'un camp est au contraire un résultat certain, qui frappe l'imagination des indigènes et démontre le succès aux yeux des plus incrédules. Puisque la harka de Marrakech a commis l'imprudence de placer le sien à ma portée, je vais l'attaquer immédiatement: demain matin, il serait probablement trop tard.

Je fais ces réflexions pendant que les renseignements se précisent, et je calcule que les indigènes qui les apportent pourront me servir de guides. Dès la certitude acquise sur la position du camp et les voies d'accès, je donne mes ordres : tous les impedimenta de la colonne vont se rassembler sur le piton qui domine le camp français et, à 5 heures du soir, nous voilà en route.

Après une heure de marche, quelques coups de feu sont échangés à l'avant-garde : c'était probablement l'ennemi qui venait reconnaître notre camp. Encore une heure, et la colonne est complètement entourée, et la nuit vient. Le combat s'engage, assez vif, et nous poussons sur le camp une marche imperturbable. Il faut s'arrêter une demi-heure pour rallier les unités dispersées, mais la fusillade éclaire la position de nos troupes; quand nous arrivons sur le camp, les canons crachent de longues flammes. A dix heures du soir, deux bataillons séné

galais l'abordent, baïonnette au canon, en poussant d'affreux hurlements dont retentit toute la montagne. La colonne se rallie promptement à ce signal imprévu, mais efficace, et nous campons au milieu des tentes, non pas certes en carré, mais en polygone irrégulier, fermé partout toutes les unités sont là et nous n'avons que quelques blessés, pas un

mort.

Le jour nous montre toute l'étendue du camp abandonné, qui est très considérable. Nous saisissons des tentes, des vivres abondants, de nombreuses caisses de cartouches, puis nous nous mettons en route pour rallier la colonne des Doukkala. L'ennemi se rassemble peu à peu dans ce pays très coupé et très difficile, et le combat reste assez vif, jusqu'à ce que nous ayons gagné la plaine. Les deux colonnes campent ensemble le 23 août et rejoignent, le lendemain, le camp de Souk-el-Arba, sans recevoir un coup de fusil.

Mais je sais que le khalifat du prétendant est campé à Ben-Guérir, à six heures dans le Sud, et qu'il y rassemble une nouvelle colonne. Il a avec lui les contingents de toutes les tribus du Maroc méridional et quelques hommes venus du désert de Mauritanie, montés à chameau, vêtus de bleu, la figure voilée, les cheveux longs, dont l'aspect frappe les Marocains qui, eux, sont habillés de blanc, le crâne rasé, et qui ne connaissent que le cheval comme monture de guerre.

Le général Lyautey m'appelle de nouveau à Mechra-Ben-Abbou. Il est heureux du succès rem

porté à Ouham, qui pourtant n'a rien de décisif, puisque le khalifat est à une étape de moi. Si ce chef de guerre a la moindre idée militaire, il va masquer mon camp par un gros détachement qui me harcèlera, me privant des renseignements que les gens du pays, bien traités, m'apportent en ce moment; puis il passera à l'Est ou à l'Ouest et ira ravager la Chaouïa. Je me mettrai à sa poursuite, mais rien ne pourra l'empêcher de razzier effroyablement ; quel recul pour notre prestige dans l'esprit des indigènes que nous n'aurons pas su protéger! Quel recul aussi pour l'organisation du pays, et pour la colonisation qui commence! La marche en avant s'impose.

Pour vous envoyer à Marrakech, me dit le général Lyautey, il faudrait vous donner dix mille hommes et en mettre autant sur votre ligne de ravitaillement. Or, je n'ai pas vingt mille hommes disponibles.

- J'aurais été à Marrakech avec mes 3500 hommes, et j'en ai maintenant 5000, répliquai-je. Et je vous demande très instamment de ne créer aucun poste derrière moi. En arrivant à Marrakech, j'aurai passé sur le ventre de toutes les tribus dont les contingents sont réunis à Ben-Guérir. El-Hiba aura fui honteusement, et je l'aurai poursuivi tambour battant. Ce serait amoindrir le prestige de ma colonne que de supposer que son ravitaillement puisse être attaqué. J'enverrai mes convois sans escorte dans tous les ports et on ne touchera pas un poil de mes chameaux.

Otez-vous de la tête l'idée de cette marche sur

Marrakech, me dit le résident, vous n'irez jamais.

- Mon général, j'exécuterai toujours vos ordres et vos instructions dans leur lettre et dans leur esprit. Mais comme vous m'ordonnerez certainement avant dix jours d'aller à Marrakech, je m'y préparerai avec un tel soin que je pourrai partir aussitôt réception de votre ordre.

Là-dessus nous allons visiter sous sa tente le khalifat du Sultan, en tournée pacifique dans les tribus de l'Ouest de la Chaouïa, et que j'avais recueilli. Le vénérable et pacifique chérif, à barbe blanche et à lunettes d'or, s'écria dès la conversation commencée : « El-Hiba l'imposteur a dans sa possession sept Français, un consul, un commandant à quatre galons! Consoul! Consoul! » Et l'on sentait dans cette exclamation tout le prestige de la représentation diplomatique, toute la majesté de l'Europe vis-à-vis des Marocains. — « Pour notre peuple, c'est plus que s'il t'avait pris soixante canons! Il tient Marrakech, la capitale du Sud, son Dar-El-Maghzen, les femmes du Sultan! Tu dois partir sur-le-champ, quoi qu'il puisse arriver de tes frères prisonniers. Il ne les lâchera que si tu vas à Marrakech ; sinon, jamais ! »

Nous sommes revenus en silence, car j'avais bien soin de ne pas effacer la trace de cet éloquent discours, beaucoup plus convaincant que tous mes raisonnements, puisque le vieux chérif mettait en scène le prestige du Sultan, qui venait de monter sur le trône, et aussi celui du nouveau résident.

Le lendemain matin, je regagnais le camp, qui

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