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tâche sans attrait, apprenait aux jeunes générations à s'incliner devant Corneille, Racine, Molière; les directeurs de théâtres - de quelques théâtres, avec des soupirs de lassitude et des lamentations sur l'insuffisance des recettes, les représentaient devant des salles indifférentes ou vides. Et cette survie factice semblait contenter tout le monde on payait, par une adhésion de forme, sa dette au passé, et l'on se hâtait, la corvée accomplie, de fuir une région où, par définition, habitait l'ennui.

Cette tartuferie du sentiment artistique est d'ores et déjà condamnée : on veut de moins en moins et on ne voudra bientôt plus du tout de ce formalisme desséché qui ne se concilie guère avec la dignité intellectuelle et fait en quelque sorte insulte à ceux mêmes qu'il prétend honorer. On oublie, en effet, trop souvent, que les mémoires des écrivains illustres ne sont pas toutes également exigeantes. Certains auteurs se contenteront d'être placés dans le Panthéon des lettres et d'y être l'objet d'une adoration silencieuse; mais les hommes de théâtre, qui prisent peu cette réserve, réclament des hommages plus démonstratifs; il leur faut la constante bataille de la représentation, la perpétuelle communion avec le public; leur génie a besoin d'être comme mis en

contact avec l'obscure pensée de la masse. Ils repoussent une vénération qui vient des lèvres et non du cœur. Car ils doivent, ou bien vivre d'une vie réelle, c'est-à-dire se fondre avec la nôtre et en adopter certains aspects, ou bien, si leur existence n'est attestée que par les affirmations doctrinaires des traités de littérature, périr. Pour vivre, ils exigent de nous le désir intense de pénétrer dans le monde qu'ils révèlent, au lieu de l'apercevoir froidement du dehors. Lorsqu'on a disserté longtemps sur le caractère d'Alceste, argumenté à perte de vue sur Célimène ou sur Don Juan, on n'est pas quitte vis-àvis de Molière il demande autre chose que nous cessions de considérer ses personnages comme le feraient des écoliers ou des étrangers, soit pour détourner la tête, sans réflexion, comme au son d'une mélodie monotone et ressassée, soit pour leur accorder un suffrage distrait, comme à des gloires qu'une admiration séculaire aurait pour ainsi dire usées. Dans les hautes galeries où sont exposés les chefs-d'œuvre de la langue française nous n'avons pas le droit de passer, l'air absent, ou même courtois. Nous sommes tenus, ou de ne point entrer, ou, si nous entrons, de nous emplir le cœur de ferveur, de ressentir un trouble mystérieux et comme sacré.

Cette émotion n'est certes pas le privilège d'un petit nombre. Mais elle ne jaillit en abondance que si l'auteur est servi, comme il doit l'être, par une exécution matérielle parfaite. Jeté sur une scène déserte et nue, le plus beau dialogue du monde laissera le public moderne tout à fait froid. Et celui de nos classiques - en particulier celui de Molière n'évoquera pas dans l'esprit du spectateur la vision qu'il renferme, comme un précieux contenu, s'il n'est pas serti dans la monture appropriée. Omettre la mise en scène, ou la négliger, ou la mépriser, n'est-ce pas attenter à la vie même de l'œuvre et empêcher précisément l'auditoire d'en saisir, d'en serrer contre lui, d'en embrasser même la beauté, cette beauté qu'il n'était admis jusqu'ici qu'à contempler de loin, à travers des commentaires d'érudits, des trucs de métier et dans le décor poussiéreux et appauvri qu'une tyrannie anonyme lui avait imposé? Pour sourire avec Célimène ou pour souffrir avec Alceste, il est nécessaire de sortir, un instant, d'aujourd'hui ; de revenir, en un rêve, au Paris pittoresque du dix-septième siècle, de revoir les ruelles étroites, les carrosses pesants, le peuple grouillant et coloré, les édifices enchevêtrés et magnifiques c'est alors, au moment où l'illusion est absolue, où

et

l'on se sent presque reculé dans le temps, que ces grands seigneurs, ces dames de la cour, qui tantôt iront rendre visite à Mme de Sévigné ou que leur chaise emmènera au Louvre, au coucher du roi, se détachent soudain comme des types éternels et se libèrent d'autant mieux de l'époque dans laquelle ils paraissent vivre que le détail même de la reconstitution aura été plus exact. Leurs rubans et leurs perruques s'estompent, s'atténuent, se perdent; on les voit bondir hors de la durée, grandir comme des colosses, dominer jusqu'à l'esprit qui les conçut et, lorsque le rideau tombe, c'est un enchantement qui se rompt.

Qu'est-ce alors à dire? Molière, ou tout autre, sont asservis aux volontés d'un metteur en scène! Et pour pénétrer avec l'auteur au suprême royaume de l'art, il faudra tel ou tel procédé mécanique dont l'exécution est toute manuelle! Assurément non.

Mais un ouvrage dramatique, que chacun peut évidemment admirer à la lecture, n'atteint cependant son plein épanouissement qu'à la scène : si bien qu'il est légitime de le considérer dans le milieu pour lequel il a été composé. Au reste, pourquoi s'effaroucher d'obtenir par des moyens matériels des effets d'un ordre tout différent? Est-ce que tous les arts ne

partent pas du plus vulgaire assemblage de mouvements physiques pour arriver à produire une émotion esthétique, pour s'élever jusqu'au beau? Rien de plus terre à terre que la manipulation du cuivre et du bois qui formeront les instruments d'un orchestre, rien de plus concret que le travail accompli par les doigts ou les lèvres des musiciens et pourtant, lorsque, de cette masse informe et laide, bouffonne même par moments, s'élève le poignant appel de la Symphonie en ut mineur, c'est un autre monde qui se dévoile, et le plan humain se dérobe en quelque sorte sous nos pieds, tandis que s'entr'ouvre l'empire de l'esprit. De même, la cuisine des couleurs, l'éclairage de l'atelier, le choix du modèle, voilà des besognes inférieures, dignes tout au plus d'un artisan. Cependant, un instant plus tard, le philosophe de Rembrandt méditera, pensif, sous son escalier, enveloppé de la saisissante lumière blonde qui naît des ténèbres et le profane reconnaîtra, confondu, qu'une volonté magique a dû traverser, à une seconde inconnue, ce pinceau et faire du praticien le souverain interprète de l'absolu. L'art dramatique ne procède pas autrement et le même miracle s'y accomplit. Voici des planches surélevées, de modestes ouvriers aux bras robustes qui disposent des objets hétéroclites, des

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