du onzième siècle, mais sa réflexion et son sentiment portent sur un objet qui a changé. Il en va tout à fait de même de notre culte envers les chefs-d'œuvre de tous les arts et surtout de l'art dramatique. Ils résistent au Temps parce que le Génie les a, dès leur création, revêtus de sa propre cuirasse; mais s'ils lui résistent en ce sens qu'ils n'obéissent pas à la loi de la mort, ils demeurent pourtant, dans une certaine mesure, ses esclaves, en laissant apercevoir sur eux, ainsi qu'une parure, la trace des admirations passées. Par suite, les œuvres d'art, vivant d'une vie indépendante et toute spéciale, en arrivent à différer, jusqu'à un certain point, de celles qui furent créées par l'auteur. Il est manifeste, par exemple, que le Malade imaginaire, ou Tartuffe, ou l'Avare possèdent chacun une individualité propre. Molière ne l'a peut-être pas voulu ainsi, mais il ne s'en fût certainement pas offensé. Croit-on que La Fontaine, construisant en quelques instants et presque en se jouant ces merveilleux petits drames que nous considérons aujourd'hui comme des modèles, ait entendu y enfermer ce que nous y découvrons? Assurément non. Qu'importe, puisque l'artiste, en produisant, déborde forcément sa personnalité limitée et n'est, en définitive, que l'agent d'un pouvoir supérieur et inconnu? De nos jours, le Misanthrope n'est certainement pas le même homme que ce grand seigneur aux rubans verts qui, le 25 novembre 1666, vint chez Madame divertir un convalescent, comme le rapporte Robinet, dans sa plate chronique : Jeudi, pour tant soit peu rire, Il est bien autre chose l'incarnation même de la franchise, le symbole d'une humanité d'élite qui, voulant le bien, se heurte sans cesse à l'indifférence et au mal, souffre du triomphe de l'injustice, défend la vertu au prix de ses propres intérêts et transige cependant avec le monde, affirmant ainsi une faiblesse que la raison condamne depuis des siècles et dont la nature humaine n'est pourtant pas près de se libérer. En se représentant Alceste de la sorte, on va probablement plus loin que Molière ne voulut. Mais son assentiment n'est-il pas implicitement acquis à cette interprétation puisque, consciemment ou non, il a sculpté son personnage, non dans la pierre friable qui se désagrège en moins d'une génération, mais dans un marbre qui ne périt pas? Il va de soi que si Alceste s'est transformé au point de devenir ce que Platon eût sans doute appelé un << archetype éternel», il est indispensable, pour rendre cette transformation sensible, de ne procéder que par touches discrètes et de conserver à la figure son aspect du dix-septième siècle. C'est au specta teur à comprendre que de tels dehors dissimulent une substance que le temps ne détruit pas. La mise en scène se propose précisément ce but plus on rendra le cadre conforme au milieu exact où vivaient les contemporains de Molière, plus le détail sera soigné, et plus saisissante aussi apparaîtra la signification artistique de la pièce. On aura ainsi imposé silence à ces louangeurs fastidieux qui pensent avoir comblé Molière en l'appelant le prince du bon sens. Pour beaucoup, il semble qu'on ait tout dit à l'endroit du Contemplateur en lui attribuant la découverte de quelques axiomes de philosophie bourgeoise. Cette critique à courte vue résulte le plus souvent du dénuement où l'on a laissé ses ouvrages: l'attention, fatiguée par un dialogue qu'aucun accessoire n'appuie, s'arrête à ce qui requiert le moindre effort, aux matérialités de Chrysale, aux aphorismes de Mme Jourdain, aux malices d'Agnès. Il est du devoir d'une mise en scène rationnelle de ne pas attirer toute la lumière de ce côté. S'il n'y avait à louer dans l'œuvre de Molière que ce moralisme banal et rebattu, on serait en droit de déclarer sa gloire usurpée. Or, le Misanthrope fournit précisément à ceux qui sentent et comprennent la grandeur de ce théâtre, comme une occasion de revanche, puisqu'il permet de faire taire des panégyristes maladroits et de forcer une admiration plus haute, réellement en harmonie avec l'oeuvre à laquelle elle s'applique. Sans placer à la base de chacun des épisodes de la pièce une valeur symbolique, ni infliger à cette limpide merveille la redoutable épreuve d'un commentaire ibsénien, il est possible, voire même légitime, à l'aide de ces impondérables artifices matériels qui procurent la sensation de fondu et créent une atmosphère, de laisser entendre que le poète voit plus haut et plus loin que le sonnet médiocre, que le commandement des Maréchaux, que les billets de Célimene. C'est ce dont Musset ne s'était pas rendu compte lorsqu'il avait écrit: S'il rentrait aujourd'hui dans Paris, la grand'ville, paraissant croire qu'au temps idyllique où Molière vivait, les sujets d'indignation faisaient défaut. Nous savons le contraire. L'auteur de Tartuffe a montré qu'il pouvait découvrir les pires tares et s'y attaquer, en dépit des gens en place et des corps en crédit. Si, dans le Misanthrope, il se sert d'exemples simples et insignifiants à première vue, ce n'est apparemment pas sans intention. Si l'on prend précisément ce futile incident du sonnet, si délicieusement traité, comme une image, comme la peinture, sous une forme pleine d'attraits, de l'état d'âme le plus angoissant, on pénètre vraiment au fond du chef-d'oeuvre, on en contemple la majesté intérieure. Mettre en scène le Misanthrope sans chercher à saisir la réalité spiri tuelle qui y est contenue et, banalement, servilement, suivre les scènes une à une, c'est rompre en fragments un marbre de Praxitele, sans comprendre la beauté mystérieuse de l'ensemble, comme ce philosophe que plaignait Goethe, qui tenait les éléments dans sa main, mais n'en découvrait pas le lien spirituel : Hat er die Teile in seiner Hand, Fehlt aber leider das geistige Band. Mais accentuer l'actualité de la pièce tout en laissant planer sur elle, comme une grande harmonie troublante, la pensée supérieure dont elle vit, c'est une tâche infiniment délicate. Nos contemporains auront quelque peine à se plonger dans un temps qu'ils ne connaissent que vaguement et il est alors à craindre que le contraste entre la fragilité du tableau de mœurs et la puissance de l'idée qui s'y cache ne leur échappe tout à fait. Le public de 1666 avait en effet la notion très nette, encore qu'imprécise, de tout un monde de choses que l'auteur taisait à dessein. Un grand seigneur, une femme d'esprit, des courtisans rappelaient forcément au parterre d'alors une masse confuse de souvenirs on les avait rencontrés la veille, leur carrosse vous avait éclaboussé, leur valet était de vos amis; et, quant à l'assistance cultivée, elle mettait presque un nom sur chaque personnage, elle imaginait sa vie et ses habitudes, elle se divertissait à prévoir son rôle dans l'action; de même, aujourd'hui, un homme d'affaires comme |