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Les commentateurs déclarent ici que la tristesse d'Alceste influence son langage et que l'expression « noir chagrin » amène, en raison du voisinage des mots, sur le mot « coin », le qualificatif « sombre ». La poésie latine offre beaucoup d'exemples d'« attractions » semblables. Cette explication a peut-être un certain prix; mais le pédantisme en paraît rebutant à qui considère le Misanthrope comme une chose vivante et non pas seulement comme un texte pouvant servir de matière à des dissertations grammaticales. Au lieu de cette interprétation d'école, n'est-il pas plus simple d'attribuer aux mots leur sens naturel? « Coin sombre

triste, découragé (vers 1582),

...

» parce qu'Alceste,

de trop de souci je me seus l'âme émue

ressent le besoin du silence et de l'obscurité. Il s'abat, écrasé, dans l'ombre, le cœur ravagé de désillusions. Mais comment, dans le salon de l'opulente Célimène, y a-t-il des coins sombres? Puisque, sans aucunement forcer la vraisemblance, en raisonnant logiquement sur les faits, nous avons été amenés à conclure que le cinquième acte ne pouvait se placer qu'après le souper, soit, au moins, vers neuf heures du soir, et comme à neuf heures, même en juin, les appartements doivent être éclairés, la difficulté semble grandir. Il ne saurait faire sombre chez Célimène, au moins dans la pièce où elle reçoit. Il fau

drait donc trouver un dispositif de mise en scène rendant plausible la supposition qu'à neuf heures du soir, chez Célimène, on pouvait se retirer à l'écart, dans l'ombre, sans quitter le lieu où se développe l'action. On verra par la suite que la solution de ce problème est des plus aisées.

Vers 1586:

Et je vais obliger Éliante à descendre.

Ce vers, rapproché du vers 1581,

Montons chez Éliante, attendant sa venue

donne à penser que Célimène a mis à la disposition de sa cousine Éliante le deuxième étage de son hôtel. On peut encore supposer qu'Éliante occupe une aile du bâtiment, avec entrée indépendante. Dans ce cas, Alceste et Philinte se trouveraient non plus au premier, comme à l'acte IV, mais au rez-de-chaussée.

A la réplique d'Alceste, au vers 1603, le texte porte une indication : « sortant du coin où il s'était retiré » . Il est donc nécessaire que, pendant le court dialogue

de Célimène et d'Oronte, Alceste demeure caché aux yeux du public et surtout à ceux des deux autres personnages.

Vers 1652:

J'en vais prendre pour juge Éliante qui vient.

La venue d'Éliante ne se conçoit bien que si elle a été remarquée depuis quelques instants la mise en scène devrait permettre d'amener l'artiste en scène très peu de temps avant ce vers de façon que l'exclamation de Célimène parût provoquée par l'apparition d'Éliante et non l'apparition d'Éliante combinée pour justifier l'exclamation de Célimène.

Il ne semble pas qu'il soit possible de découvrir dans le texte du Misanthrope d'autres indications pouvant conduire à des modifications de mise en scène.

On peut les résumer, en les groupant sous trois chefs :

1° L'action s'étend sur douze heures de journée environ; le premier et le deuxième actes de onze heures à une heure et demie; le troisième au milieu

de l'après-midi; le quatrième vers cinq heures; le cinquième vers neuf ou dix heures.

2o La scène est chez Célimène. Mais, dans la demeure de Célimène, elle change nécessairement de lieu. Le salon de la coquette, parfaitement propre aux visites et aux réceptions, ne saurait servir de cadre à l'exposition, non plus qu'au dénouement.

3o Le milieu des personnages est nettement précisé Célimène possède le triple privilège du rang, de la naissance et du bien; Alceste appartient à une famille fortunée puisqu'il peut se permettre de perdre vingt mille francs sans en souffrir. La somme était considérable pour l'époque. Arsinoé, veuve influente, Philinte, Éliante, les Marquis, tous nous sont présentés comme les types caractéristiques d'une classe. La tâche du metteur en scène se trouve ainsi puissamment facilitée la documentation devient aisée dès qu'on connaît la place qu'occupent dans la société du temps les personnages à représenter.

Grâce aux observations qui ont été ainsi recueillies, on surprend évidemment une volonté de l'auteur, mais une volonté confuse, à peine consciente d'elle-même. En usant de certains tours de phrase, Molière n'a évidemment pas entendu nous tracer la voie à suivre. Comment l'eût-il fait, puisque l'idée de la mise en scène lui était forcément étrangère? Mais puisque nous sommes assurés de ne pas détourner de leur sens un seul des termes dont il s'est servi, nous ne saurions nous laisser contester le droit

d'édifier, sur cette base solide, le texte, la réforme qui a pour objet de faire vivre toute la pièce d'une vie plus apparente et plus directement manifestée. Là où il n'apercevait rien qu'un mot banal sans contenu, nous découvrons une précieuse indication de mise en scène : ce n'est pas là déformer sa volonté ; c'est, au contraire, la développer, lui donner son plein éclat, la faire jaillir de l'ombre où elle dormait à l'insu de tous, et même de son créateur.

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