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ceste souffre et se plaint? Rien de plus glacial que décor un vaste salon, des fauteuils dorés, ni fenêtres, ni lumières, rien qui puisse laisser deviner où l'on se trouve, dans quel pays, quelle saison, quelle époque. Dans ce carré de bois et de papier, des personnages s'agitent; comme, malgré tout, ils ressentent la nécessité de reproduire la vie, on les voit s'accrocher désespérément à quelque chose de matériel, de concret, un chapeau, un éventail, un manteau, le dossier d'un siège. Mais leurs mouvements demeurent factices; dans le vaste espace de ce plateau désert, ils perdent toute apparence de naturel. Sans le texte merveilleux qui les dirige et les soutient, les interprètes tomberaient dans la pire des incohérences et la salle se viderait sans tarder.

Cette impression de malaise, qui n'est pas contestable, résulte simplement d'une faute de méthode. Le Misanthrope n'est pas représenté comme l'ordonnent le respect des volontés exprimées, ou au moins indiquées, dans le texte, et le souci d'une constante vraisemblance. Dans ces conditions, comment s'étonner qu'il attire peu le public? Si l'œuvre est délicate et difficile, n'est-ce pas alors surtout que le travail effectif de la mise en scène doit être poussé au maximum, de façon à procurer au spectateur l'illusion qu'il est pour ainsi dire associé à l'action, au lieu d'en demeurer le témoin? Quel paradoxe de lui demander d'accomplir le double effort que réclament

la compréhension des caractères et l'évocation du milieu où ils évoluent, alors que pour tant de pièces ordinaires, on lui épargne jusqu'à la peine de pen ser! Si, dès le premier coup d'oeil et presque sans réflexion, on se sent déjà tout près d'Alceste et de Célimène, le chemin est à moitié parcouru, la glace rompue, toute méfiance dissipée. Dans nos ouvrages contemporains, quand le rideau se lève sur un salon, un hall de château, un parc, nous connaissons déjà, en gros, le type général des personnages qui vont occuper la scène. Pourquoi n'en serait-il pas de même pour Molière? On répond : Molière n'a pas besoin d'auxiliaires et se suffit à lui-même le premier acte du Misanthrope se joue parfaitement sans décor, sur une estrade, et en habit noir. Peut-être; mais Lohengrin, si l'on raisonne de la sorte, peut aussi s'exécuter sur un piano droit. Il est dangereux de confondre ainsi un exercice de récitation, si captivant soit-il, avec une représentation.

Mais ce n'est pas assez d'éprouver la nécessité d'une mise en scène logique et de l'appeler de tous ses vœux. Il faut encore prévoir ce que cette mise en scène exigera, à quelles règles absolues elle devra obéir, quels en seront les fins et les moyens. Il faut, lorsqu'elle est établie, la défendre contre ses adversaires, montrer les faiblesses, les inconséquences de la prétendue tradition et faire appel, à cet effet, à l'histoire et au simple sens commun. Il y a lieu

enfin et surtout de déterminer l'esprit dans lequel on doit l'entreprendre.

En se proposant de trouver, pour le Misanthrope, le cadre rigoureusement approprié, il convient, en effet, de s'affranchir d'un grand nombre de contraintes, d'apporter à la tâche autant de résolution que de mesure et de n'accorder son respect qu'à bon escient. S'approcher d'un chef-d'œuvre plus de deux fois centenaire n'implique pas qu'il faille se confondre en révérences et se prosterner si souvent devant lui qu'il devienne impossible de le regarder en face et les yeux dans les yeux. Il est peu français, peu conforme à notre génie, amoureux de franchise et de clarté, de céder ici à un aveuglement superstitieux au lieu de venir vers Molière avec la tranquille sérénité qu'il eût aimée, non en adorateurs fanatiques, mais en amis confiants. Dépourvus de toute passion, de toute prévention, nous nous laissons aller de bonne foi aux choses qui nous prennent par les entrailles », raisonnant notre admiration, et sans autres égards pour le nom de Molière, qui n'en aurait accepté, d'ailleurs, que de librement consentis. Certains amateurs attendent, pour se pamer devant un tableau que, sous la poussière, en soit apparue la signature. Une telle mentalité, plus répandue qu'avouée, est nécessairement destructrice de toute initiative indépendante. Elle a pour fatal résultat la continuation des habitudes passées, qu'on conserve simplement parce qu'elles existent,

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sans examen, sans discussion, avec la vénération, toute administrative, due aux précédents »; elle

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porte atteinte à l'art dramatique dont elle classe les chefs-d'oeuvre dans un carton vert ou sous une vitrine cadenassée, en les tirant hors du monde. vivant.

Étudier le Misanthrope, au point de vue scénique, dans un esprit à la fois de respect et de parfaite liberté, ce n'est pas s'abandonner à la fantaisie d'un chacun. Il faut ne rien suppléer, sans doute, mais pourtant voir ce qui est. Pour avoir, inconsciemment peut-être, omis d'observer cette loi, certains scoliastes ont grossi la littérature relative à Alceste sans apercevoir la pure grandeur du caractère. L'histoire est là pour attester, du reste, que le temps a, dans cet ordre d'idées, fait très heureusement le départ entre les imaginations folles et les remarques justes. Depuis Donneau de Visé, il n'est pas d'écrivain de quelque notoriété qui n'ait, au moins d'un mot, exprimé son jugement sur le Misanthrope. Les éloges mêlés de critiques de Rousseau, les exagérations de Fabre d'Églantine, les défenses de d'Alembert et de Marmontel, les réflexions de la Harpe, de Victor Cousin, de Louis Veuillot, pour ne citer que quelques noms, ont contribué à donner au personnage principal de la comédie une couleur qui eût peut-être ébloui Molière.

On touche ici au problème délicat de la survivance

des œuvres dramatiques et de leur accroissement progressif. Il est manifeste qu'elles s'augmentent toutes, à mesure que les siècles glissent sur elles, sans les détruire, de ce que tous les âges humains leur prêtent successivement. Comme jadis les carènes des frégates à voiles, qui partaient, immaculées et nettes, du port d'attache, et, après ces traversées qui formaient presque le lambeau d'une vie humaine, tant la durée s'en prolongeait, arrivaient aux Indes chargées de tous les coraux, de toutes les algues, de toutes les nacres, éparses dans les mers qui les avaient portées, de même, après des générations, les chefsd'œuvre nous parviennent avec une personnalité en quelque sorte double. Ils apparaissent à nos yeux comme des majestés empanachées et rutilantes, auréolées d'hommages plus que centenaires, et l'effort devient parfois nécessaire pour deviner, sous cette enveloppe, les pures lignes de l'original. Telle statue de déesse ou de saint, qu'environnent de naïfs exvoto ou que recouvrent des ornements précieux, s'offre à la foule des fidèles comme un objet de vénération chaque jour plus digne de leur piété. Et cette foule, dans son candide aveuglement, ignore qu'elle subit l'attraction souveraine d'expériences religieuses individuelles, accumulées dans le passé et puissantes comme un élément. Lorsqu'une humble paysanne de notre temps s'incline avec recueillement devant quelque touchante Pietà du moyen âge, son acte ressemble sans doute à celui de ses lointains ancêtres

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