chose. Elle veut, de plus, rafraîchir l'esprit général de l'interprétation, trop scolaire et ressassée, et sans aucune extension fantaisiste du sens, permettre librement à la pensée de Molière de s'épanouir dans sa grandeur. Si humble que soit son rôle, la mise en scène, en accentuant l'aspect vécu de la pièce, en montrant clairement à l'auditoire qu'avant de devenir, en quelque sorte, des proverbes animés, avant de prendre place dans la culture de chacun comme une notion courante d'histoire ou de grammaire, les personnages de Molière ont été des êtres humains agissant et souffrant, contribue à rétablir l'œuvre dans sa beauté native et à en laisser s'exhaler, par un naturel effet de contraste, l'éternelle poésie. Le jour où il sera admis sans conteste qu'il y a, dans Molière, et surtout dans le Misanthrope, une réalité toujours vivante sous un voile ancien, ce théâtre apparaitra dans son entière splendeur. Lorsque les personnages seront vus dans leur cadre, exactement placés dans le milieu qui fut celui des contemporains de l'auteur, lorsqu'on aura contraint les interprètes à se pénétrer de cette idée qu'ils représentent non des types classés, mais de simples ètres humains, alors la tâche sera accomplie, quel que puisse être, d'ailleurs, le détail du décor. Car ce qui importe le plus, ce n'est pas tant la mise en scène elle-même que l'esprit dans lequel elle est conçue et pratiquée. La scène III du quatrième acte, la plus poignante à coup sûr et la plus pathétique de la pièce, s'ouvre par un couplet d'Alceste, étrange cri de rage et de jalousie, mélange mystérieux et prenant de tendresse et de colère, de clairvoyance et d'aveuglement. Même dans la bouche d'un artiste médiocre, de tels vers, par leur mouvement, par leur balancement intérieur, par le sentiment qui s'y manifeste et qui tour à tour gémit comme une plainte ou gronde comme une tempête, s'imposent au public, le tirent de son calme et le conduisent au frisson : Je sais que sur les vœux on n'a point de puissance, Que l'amour veut partout naître sans dépendance, Que jamais par la force on n'entra dans un cœur..., (etc... vers 1297-1299.) L'admiration est unanime. Or, ce passage qui recueille tant de suffrages, qu'on serait presque tenté de placer parmi les meilleurs s'il était possible de choisir, appartient, comme chacun sait, non au Misanthrope, mais à l'obscur, au détestable Don Garcie de Navarre qui est de 1661. Ainsi, voici une page magnifique à laquelle personne ne prêtait attention et qui, dès qu'elle est mise par le poète dans un cadre digne d'elle, attire tous les regards. Il en va de même du Misanthrope. Après deux siècles passés, vivant sans vieillir, la pièce atteint le temps où la notion de la vérité scénique s'est emparée du théâtre, et, à la faveur de cette notion nouvelle, elle va délaisser la demeure médiocre qui l'accueille depuis son origine pour reprendre la place qu'elle mérite. Comme les vers de Don Garcie, le jour où Molière les jeta dans le feu ardent du dialogue d'Alceste et de Célimène, elle se remet à briller de son véritable éclat, et quitte le rôle de pure forme où l'avait reléguée la tradition. Le changement du cadre a suffi. On se plaindra que les intentions de l'auteur aient été dépassées. Mais n'est-ce pas là le privilège du génie? L'œuvre de Molière est comme la grille d'or qui ferme l'entrée du gouffre où retentissent, en de confus éclats, les rires et les sanglots d'un monde mauvais, souvent désespéré, mais qui s'efforce cependant vers le bien. Le poète a forgé l'incomparable portail, et les richesses qu'il a encloses, à son insu, restent l'inépuisable réserve de nos émerveillements. Quand meurent les accords d'une phrase musicale, souvent, comme un frôlement d'aile, le son subtil et voilé d'un enharmonique vient superposer à la symphonie finissante sa résonnance fantomatique et crépusculaire; de même, quand Alceste révolté disparaît dans la nuit et que la toile tombe sur le parc désert, le sens profond de l'oeuvre se dégage comme une harmonie supérieure et rare, une harmonie que les hommes ne comprennent peut-être pas encore tout à fait, car elle n'est complètement accessible qu'à une race évoluée et vieillie, la même harmonie divine qui berça le délire de Shelley ou la démence de Schumann, la sublime << fille de la douleur ». |