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effondré. L'iconographie du dix-huitième siècle pourrait, à la rigueur, nous fournir quelque chose de plus mais de quel droit choisirions-nous, pour ce travail de mise en scène, des indications postérieures de près d'un siècle à l'apparition de la pièce? S'il n'est pas possible de reconstituer la représentation de 1666, il n'y a aucune espèce de raison pour ne pas adopter la mise en scène de 1750 plutôt que celle de 1810 ou de 1840 ou de toute autre année prise au hasard. Ou bien l'on se conformera aux indications prises à une source authentique et précise, ou bien, si cette source fait défaut, l'on abandonnera tout projet de reconstitution scénique. Irréalisable en fait, faute de renseignements abondants et sûrs, pratiquement inutile, la tentative n'apporterait aucun élément de vie à la représentation: joué aux chandelles, et sans autre effort que celui qui aurait pour but de copier le passé pour le copier, le Misanthrope demeurerait, comme il demeure aujourd'hui dans la mise en scène glacée qu'on lui inflige, un chefd'œuvre dont les ailes sont repliées et comme

meurtries.

Pourtant, tout n'est pas oiseux ni stérile dans cette recherche du décor et du jeu d'autrefois. S'il est chimérique d'espérer reproduire avec une rigoureuse exactitude une représentation nommément déterminée, il est aisé de découvrir dans la documentation contemporaine des indications permettant de se faire une idée générale des conditions matérielles

auxquelles le théâtre était alors soumis. Cette étude porte nécessairement des fruits. On n'en utilise peutêtre pas directement les résultats : mais elle contribue à marquer avec netteté l'abîme qui sépare l'art dramatique moderne — la partie matérielle et quasi mécanique de cet art, naturellement - et l'ancien. On prétendra que la différence fondamentale de l'un et de l'autre n'est ignorée de personne assurément si l'on entend par là le sentiment vague qu'en deux cent cinquante ans, trucs, coulisses, éclairage, décoration, etc... ont suivi le progrès et se sont modifiés; mais une telle notion traverse l'esprit sans y laisser de trace. Riche, précise, et parfaitement assise sur des données claires, elle s'imprime au contraire profondément dans la pensée, et grandit d'autant la valeur de l'œuvre qui a survécu.

Aussi y a-t-il manifestement intérêt à se représenter ce qu'était le théâtre aux environs de 1666. On arrive ainsi à recréer la véritable atmosphère qui environna le Misanthrope à l'origine. Et ce n'est pas un mince profit de se rendre ainsi compte de la vanité d'une reconstitution purement scénique : autant une résurrection du théâtre du dix-septième siècle laisserait nos publics indifférents, autant celle de la société décrite par Molière est sûre de les captiver. Or, nous nous sommes assigné comme but de rendre la comédie à la vie. En montrant que le cadre des origines l'en retirait, nous aurons presque prouvé la nécessité de l'arracher à la scène et aux conven

ventions forcées qu'elle exigeait alors, pour la situer en pleine réalité. En essayant d'apercevoir mentalement la scène du Palais-Royal de 1666, au moment où la toile se lève sur le Misanthrope, nous ne tarderons pas à nous convaincre que la pièce s'est affranchie de son temps et s'est merveilleusement élevée au-dessus de lui : de même, en évoquant, de façon incomparablement vivante, l'enchevêtrement du Paris du moyen âge autour de Notre-Dame, Victor Hugo nous permet d'accroître notre admiration présente pour la vieille église replacée dans son milieu original, et souligne le contraste qui existe entre la changeante, la capricieuse existence d'une cité et la sereine immutabilité du Beau.

par

Lorsque, voulant débarrasser Molière des entraves séculaires accumulées autour de lui, nous cherchons d'abord à acquérir une notion très nette de ce qu'étaient, en 1666, une scène, une salle de théâtre, un public, ce n'est point dans le dessein de les reproduire artificiellement, c'est simplement pour affirmer l'indépendance d'un chef-d'oeuvre qui vit soi seul, et démontrer que ce n'est point dans le théâtre, auquel il ne doit rien, qu'il convient d'aller le retrouver, mais parmi les hommes. Il deviendra clair, alors, que le Misanthrope n'est point au Palais-Royal où retentissait pourtant la mâle voix du comédienauteur, mais bien dans un milieu social où il s'est comme incarné.

Lors de la première apparition du Misanthrope devant le public, la troupe de Molière occupait le Palais-Royal depuis cinq ans déjà. Il y avait, comme l'on sait, vers le milieu du siècle, trois théâtres à Paris le théâtre du Marais, le Petit- Bourbon et l'Hôtel de Bourgogne. Modestement installé d'abord, en 1658, au Petit- Bourbon, Molière n'y joua guère que ses propres pièces : ce fut, d'ailleurs, toujours son habitude. On a calculé que, dans les quinze dernières années de sa vie, il ne donna que quinze pièces d'autres auteurs, parmi lesquelles les deux premières tragédies de Racine et quelques tragédies de Corneille (Tite et Bérénice, Attila). L'« hótel » jouissait, en effet, de la protection royale, de la faveur du public, et les œuvres nouvelles en prenaient régulièrement le chemin. Pendant les mêmes quinze années, ce théâtre représenta plus de cent ouvrages inédits. Malgré cette situation de second plan, Molière réussit bien il joue trois fois par semaine, les dimanches, mardis et vendredis, et, lorsqu'en 1661 Ratabon fait démolir la salle (1), la troupe émigre au Palais

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(1) Le Petit-Bourbon formait, avec ses dépendances, un carré correspondant au jardin de l'Infante actuel, augmenté d'une partie de la cour du Louvre, de la moitié de la Colonnade et de l'extrémité de la rue du Louvre. L'immeuble provenait de la confiscation des biens du connétable de Bourbon.

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