ainsi gouverner, à leur insu, ceux qui prétendent précisément en détruire une, réformer la mise en scène du Misanthrope c'est, sinon revenir à la limpide pureté primitive, du moins s'en rapprocher; c'est résoudre l'antinomie qui paraît exister entre l'élément contingent de la pièce et l'éternelle vérité qui s'y trouve enveloppée. Par l'exacte reconstitution historique que suppose le premier de ces deux termes, on se jette en plein dix-septième siècle et on tente de ressusciter un milieu; en insistant sur le second, on parle à l'âme de toutes les époques; par la fusion de l'un et de l'autre, on rend à Molière un hommage intégral. Mais l'art de la mise en scène, comme tous les arts, ne se laisse ni réduire en formules, ni même soumettre à l'expression écrite on parvient à en déterminer certains procédés, on en atteint facilement la partie sensible et matérielle, tandis que l'abstraite n'en est pas traduisible en mots. C'est ainsi qu'il est fort aisé, dans le problème qui vient d'être énoncé, de résoudre la première des questions posées; la seconde, par contre, ne saurait recevoir qu'une solution, parfaitement réalisable, à la vérité, mais échappant à toute analyse. Faire deviner le permanent au travers de l'éphémère, c'est une œuvre merveilleuse et secrète, faute de laquelle Molière est trahi, mais dont on tenterait en vain de rendre compte. Sans elle, néanmoins, les plus consciencieux efforts perdent leur sens. Si le miroir magique de Méphistophélès n'avait présenté qu'une surface éblouissante réfléchissant toutes choses, Faust eût passé, indifférent : or, par delà les images nettes et directement visibles, l'initié apercevait la rive mystérieuse où défilait le monde du rêve. Ce privilège de double vue, on a le devoir de l'assurer à tous les spectateurs, jusqu'aux plus humbles, lorsque le miroir est Molière, et la vision, le coeur humain. Mais l'artiste qui a obtenu le résultat souhaité a suivi des voies inconnues; son instinct et son goût l'ont conduit, sans lui laisser le souvenir du chemin parcouru, sans lui permettre d'en indiquer les étapes. Ce qui, par contre, peut faire l'objet de ses récits, c'est le travail pratique, la disposition du théâtre, du décor, évoquant toute une société oubliée et formant comme le vêtement diapré du chef-d'œuvre. Le reste, qui est cependant l'essentiel, demeure insaisissable et caché, comme le sentiment musical qui anime les notes, par elles-mêmes privées de sens. Il ne sera donc parlé ici que de l'aspect scénique de la comédie et à mesure que la discussion se poursuivra, il ne devra pas être perdu de vue que cet élément concret et descriptible, bien que seul mentionné, n'est jamais considéré isolément; et qu'en pensée, on l'envisage toujours comme suivant, à la distance modeste d'un inférieur, celui qui résiste à toute matérialisation verbale. : Vous prétendez, dira-t-on, représenter le Misanthrope avec fidélité? Que ne vous référez-vous à la représentation originale! La réforme sera vite expédiée. Moins vite qu'il ne paraît au premier abord. Avant de retourner vers les sources, il importe de déterminer dans quelle mesure ce retour est souhaitable. A supposer qu'on parvînt demain à reproduire avec une rigoureuse exactitude ce que fut la «< première du Misanthrope, se serait-on alors acquitté du double devoir de fidélité que réclame l'auteur? Reconstituer une représentation au Palais-Royal en 1666, sur des données certaines, peut servir d'amusement curieux à des publics blasés, fatigués des banals adultères, des vaudevilles à lits truqués et des piècesdétectives. Mais ce travail de patience ne risque-t-il pas de réduire le chef-d'œuvre aux proportions d'un objet d'art et de ravaler la mise en scène à une besogne de restauration? Des marquis poudrés, enrubannés, emplumés comme Mascarille, orneront le théâtre; le moucheur de chandelles s'y montrera, à intervalles réglés; des « farceurs » viendront égayer les entr'actes; les interprètes copieront, autant que la documentation le permet, le jeu des créateurs, de Molière, de La Thorillière, de du Croisy, d'Armande Béjart, de Mlle de Brie, etc... Un instant, le spectateur de nos jours sera distrait par la minutie du détail; on divertira quelques dilettantes, de quoi remplir une salle ou deux, mais le grand public demeurera insensible. Si, grâce aux éclaircissements d'un programme explicatif, il arrive à comprendre quelque chose à la tentative, son attention ne tardera pas à se détendre, comme un ressort fatigué, pour faire place à l'ennui. A travers cette épaisse broussaille d'antiquailleries, il n'apercevra pas l'œuvre elle-mème. Faut-il s'en étonner? Pense-t-on qu'une tragédie grecque, la plus connue du monde, OEdipe ou Antigone, par exemple, recueillerait aujourd'hui un seul applaudissement, pourrait même être suivie, si elle était jouée comme à Athènes, au temps de Sophocle, c'est-à-dire avec des masques << tragiques » (qui nous feraient rire), avec les travestissements habituels des hommes tenant les rôles de femme, avec la foule du choeur, modulant, sur un ton de mélopée, en de singulières allées et venues, ses strophes et ses antistrophes? Cette résurrection du passé offrirait peut-être l'intérêt archéologique qu'offre un lavis d'architecture d'après un temple en ruines; dramatiquement, elle n'aurait aucun sens. L'éminent directeur du Deutsches Theater de Berlin, M. Reinhardt, l'a bien compris, lorsque, appliquant au chef-d'œuvre de Sophocle son puissant instinct scénique, il en a fait la prodigieuse masse d'action et de vie qu'il a promenée à travers l'Europe. Il s'est tenu à l'écart de la conception antique de la représentation, sauf peut-être pour le mouvement, la figuration et la disposition de la scène-piste environnée par le public. Pour le reste, se fiant à sa propre intuition du génie grec, il a simplement rendu l'esprit du drame : et il a triomphé. A la vérité, si l'on pouvait ressusciter la mémorable : soirée du 4 juin 1666, la tâche ne serait point aisée. Les renseignements qu'on peut recueillir sur la «< première » du Misanthrope sont des plus rares. Nous en connaissons le lieu théâtre du Palais-Royal; Brossette nous instruit des travaux préliminaires de l'auteur; Donneau de Visé, Grimarest nous apprennent que la pièce fut soumise au jugement du grand public, sans que la Cour en ait eu la primeur : Anne d'Autriche étant morte le 20 janvier 1666, le deuil n'avait pas encore pris fin, ce qui explique cette exception à une règle toujours observée. L'accueil fait au Misanthrope manque de chaleur, au témoignage de l'abbé Dubos, de Louis Racine et de beaucoup d'autres, et le registre de La Grange atteste en effet que les recettes allèrent en diminuant dès la deuxième représentation, passant de 1617 livres, le 6 juin, à 213 à la fin du même mois. La fameuse << lettre écrite sur la comédie du Misanthrope » où, selon toutes probabilités, Donneau de Visé a résumé quelques-unes des idées de Molière, laisse tout à fait de côté la question de la mise en scène. Suivant en cela l'exemple du public, il ne s'attache qu'aux caractères, à la peinture des moeurs, au débat moral : du jeu, du costume, du décor, pas un mot. L'image ne nous documente pas mieux que les écrits: les gravures des éditions successives nous montrent Alceste et Philinte isolés dans une vaste pièce d'apparat, richement lambrissée, mais sans meubles, sauf la chaise sur laquelle Alceste est maussadement |