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était souvent l'agent et qu'il facilitait à son tour. On peut considérer comme une chose certaine que, dans la plupart des cas, le même navire qui portait un envoyé ou une mission apostolique, avait à son bord des marchands et des marchandises. Du temps du sultan En-Nacer, les citoyens des républiques de Gaëte et d'Amalfi, venaient déjà faire du commerce à Bougie.

D'après Ibn Khaldoun, En-Nacer mourut en l'an 481 (1088-9 de J.-C.). La légende ajoute quelques détails assez curieux sur la fin de ce prince. Après que le marabout Sidi Touati lui eut montré Bougie des temps modernes, c'est-à-dire ruinée et presque inhabitée, il en resta vivement impressionné et comme frappé d'aliénation mentale. Renonçant aux honneurs, il abdiqua en faveur de son fils El-Mansour, et à quelque temps de là, disparut pendant la nuit. On fit durant quatre ans les recherches les plus minutieuses pour découvrir sa retraite. Enfin, une barque de pêcheurs aborda un jour, par hasard, l'ilot de Djeribia (1). Les marins bougiotes trouvèrent sur ce rocher un anachorète presque nu et réduit à un état prodigieux de maigreur; c'était le sultan Moula enNacer. Comment avait-il vécu quatre années sur ce roc aride et solitaire ? C'est ce que la légende explique, en ajoutant que chaque fois que En-Nacer plongeait la main dans la mer, un poisson venait s'attacher à chacun de ses doigts.

La nouvelle de cette découverte ne tarda pas à être connue à Bougie. El-Mansour et tous les grands de son

(1) L'ilot que les Arabes nomment Djeribia et que nous avons appelé l'ile des Pisans, est situé non loin du littoral, au nord de la montagne du Gouraïa.

empire se rendirent aussitôt en grande pompe et processionnellement à l'îlot de Djeribia pour ramener le sultan fugitif. En-Nacer, inébranlable dans sa résolution, persista dans son isolement et mourut enfin sur son rocher.

Une autre version prétend que les paroles seules du marabout Sidi Touati décidèrent En-Nacer å rentrer dans le monde, et à vivre longtemps encore pour la gloire de l'islamisme. Laissant toujours les rênes de son gouvernement entre les mains de son fils, il serait parti de Bougie avec une armée innombrable et aurait abordé en Espagne, théâtre alors des grandes luttes entre les Andalous (1) et les chrétiens. Ce contingent aurait beaucoup contribué à la conquête de l'Espagne; Moula en-Nacer se serait signalé par de nombreux exploits, en marchant dans la voie de Dieu, et aurait enfin donné de nouveaux exemples de son génie organisateur.

Nous avons fidèlement traduit la légende, telle que la donne la tradition locale; mais le dernier passage renferme une erreur qu'il convient de signaler: En-Nacer, le fondateur de Bougie, n'est jamais passé en Espagne; on le confond ici avec En-Nacer l'almohade, qui se rendit en effet à Séville, vers l'an 1211.

El-Mansour, fils et successeur d'En-Nacer, sortit de la ville d'El-Kalâa en l'an 483 (1090-1) et alla faire sa rési dence à Bougie avec ses troupes et sa cour. Il s'éloigna ainsi d'une région où la violence et la tyrannie des Arabes avaient tout ruiné. L'audace de ces brigands en était venue à un tel point, qu'ils portaient la dévastation dans les environs de la Kalâa, et enlevaient tout ce qui se montrait en dehors de la ville. Ces entreprises leur (1) Andalous, nom donné par les Arabes aux Maures d'Espagne.

étaient d'autant plus faciles, que leurs montures pouvaient y arriver par des routes toujours praticables. Il en était bien autrement à Bougie; la difficulté des chemins mettait cette ville à l'abri de leurs attaques.

El-Mansour ayant fait de Bougie le siége et le boulevard de son empire, en restaura les palais et éleva les murs de la grande mosquée. Doué, comme son père, d'un esprit créateur et ordonnateur, il se plaisait à fonder des édifices d'utilité publique, à bâtir des palais, à distribuer les eaux dans des parcs et des jardins; aussi l'on peut dire que, par ses soins, le royaume hammadite échangea son organisation nomade contre celle qui résulte de la vie à demeure fixe. Après avoir érigé à la Kalâa le palais du gouvernement, le palais du Fanal et le palais du Salut, il construisit à Bougie ceux de la Perle, d'Amimoun et acheva celui de l'Étoile (1).

Voilà comment l'historien Ibn Khaldoun nous parle des commencements du règne du sultan El-Mansour, fils d'En-Nacer. Dans une notice arabe, rédigée probablement d'après d'anciennes chroniques locales, et que nous a communiquée un Bougiote, nous trouvons d'autres renseignements sur les travaux exécutés sous le règne d'ElMansour. Ce prince, y est-il dit, étant en relations amicales avec le souverain du pays de Roum (le Pape), lui demanda des architectes et des ouvriers pour continuer les embellissements de sa capitale. Le Pape lui envoya onze cents artisans, experts dans leurs différentes professions.

Du côté de la ville qui fait face au couchant et au midi, ces ouvriers élevèrent d'abord une tour majes(1) Ibn Khaldoun.

tueuse que l'on nomma Chouf er-Riad, l'observatoire des jardins; cette tour protégeait trois portes, dont la principale, dite Bab el-Benoud (la porte des Armées), était monumentale, garnie de grandes lames de fer, et se trouvait encadrée par deux bastions; elle ouvrait du côté des jardins et de l'Oued el-Kebir (1). Au sommet de cette tour existait un appareil à miroirs, correspondant à d'autres semblables, établis sur différentes directions, à l'aide desquels on pouvait correspondre rapidement d'un bout à l'autre de l'empire avec toutes les villes, telles que Constantine, Tunis, El-Kalâa. Pendant la nuit, les signaux se faisaient avec des feux disposés d'une manière convenue; c'est pour cela que la tour du Chouf er-Riad fut également nommée el-Menara, la Tour des feux (2).

Le prince fit construire le Château Amimoun, le palais de l'Étoile, et acheva celui de la Perle commencé par son père. En exécutant ces différents travaux, les ouvriers trouvèrent, dans les ruines d'une ancienne église chrétienne, deux colonnes monolithes d'une pierre extrême

(1) C'était la porte existant encore aujourd'hui sous le nom de Bab elFouka. Elle est, en effet, garnie, à droite et à gauche, de deux tourelles servant à en défendre les abords.

(2) Le prince arlabite, Ibrahim, qui régnait en Afrique au IIIe siècle de l'hégire, avait déjà ét abli un vaste système télégraphique dont il se servait pour être informé, en peu de temps, des faits importants qui pouvaient surgir sur un point éloigné de ses états et pour y transmettre ses ordres avec rapidité. Plusieurs milliers de tours furent construites, par ses soins, le long du littoral, depuis la frontière de l'Égypte jusqu'à l'Océan, et du haut de ces tours, des feux allumés pendant la nuit servaient à la fois et de moyens télégraphiques et de phares pour les navires qui se trouvaient près des côtes. C'étaient, en outre, de vigilantes sentinelles en cas de débarquement d'un ennemi.

ment rare, et on assure qu'à cette nouvelle, le Pape offrit de les acheter pour une somme considérable; mais El-Mansour refusa de les céder, préférant les employer à l'ornementation du palais de la Perle. Tous ceux qui ont vu ces deux colonnes affirment n'en connaître de pareilles nulle part dans l'univers.

La grande mosquée royale, située à côté du palais de la Perle, était un monument des plus remarquables. Son minaret avait soixante coudées de haut, sur vingt coudées de large à la base. On y entrait par une grande porte qu'encadraient des plaques de marbre, revêtues d'inscriptions artistement sculptées. Le vaisseau de la mosquée, soutenu par trente-deux colonnes de marbre, avait 220 coudées de long sur 150 de large. Sa façade était ornée de dix-sept portiques; une immense coupole la surmontait. L'intérieur était tout pavé de marbre. Autour des murs latéraux, couverts de faïences émaillées, couraient deux cordons sur lesquels étaient gravés des versets du Koran. Rien de comparable ne se voyait ailleurs. Le temple sacré avait, en outre, vingt-deux petites portes, dont une particulière, ouvrant dans l'enceinte réservée aux femmes, était placée sous la surveillance d'un vieillard.

La huitième année de son règne, le sultan El-Mansour fit élever un grand mur pour enceindre le jardin dit ErRafâ, situé au-dessous du palais de l'Étoile, afin que les regards indiscrets ne vissent pas les femmes du harem qui allaient s'y divertir. Ce jardin était arrosé par les eaux de vastes citernes qu'alimentaient celles du djebel Zan, amenées par des aqueducs (1).

(1) Les eaux, amenées par les aqueducs pour alimenter Bougie, venaient

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