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survivants, ceux qui ont échappé au sabre, ou ceux qui se sont sauvés, termes dont la valeur est synonyme. Le nom de Bekaïa prévalut, et les Arabes nomades, substituant facilement le son ka en gua, lequel s'orthographie par le djim, ce nom de Bekaïa devint ainsi Bedjaïa,

(1) بجاية

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Du reste, Ibn-Khaldoun (2) nous dit à ce sujet : « Bedjaïa est une localité habitée par une tribu berbère du même nom. Chez eux Bedjaïa s'écrit Bekaïa et se prononce Begaia. En l'an 460 (1067-8), le sultan En-Nacer s'empara de la montagne de Bougie (Bedjaïa), localité habitée par une tribu berbère du même nom, et y fonda une ville à laquelle il donna le nom d'En-Naceria, mais tout le monde l'appelle Bougie du nom de la tribu. »

De nos jours encore, les Kabiles n'appellent pas autrement la ville de Bougie que Begaït, qui nous semble être la corruption berbérisée de l'épithète arabe indiquée plus haut, Bekaia ou Begaïa, les survivants, prononcée selon les différentes manières usitées chez les indigènes. On trouvera peut-être étrange qu'un nom appartenant à la langue arabe ait été porté par une ville et une population berbère. Mais la légende explique elle-même celle anomalie, puisqu'elle ajoute que le nom de Begaïa lui fut donné par les conquérants arabes. Les portulans, c'est

(1) Les orientalistes connaissent parfaitement cette substitution de la lettre kaf en djim. C'est par la même loi de permutation que le nom propre Izenaguen-Sanhaga est devenu Sanbadja; il a été moins altéré dans le nom de Sénégal, qui se rapproche davantage de la forme primitive.

Il serait facile de citer de nombreux exemples de cette substitution. Le lecteur peut voir ce que dit à ce sujet M. le baron de Slane, dans sa préface d'Ibn-Khaldoun.

(2) Ibn-Khaldoun, 2 vol., p. 51.

à-dire les cartes maritimes dressées par les navigateurs du moyen-âge, de 1318 à 1524, orthographiaient ainsi qu'il suit le nom de cette ville, fréquentée alors, comme on le sait, par les commerçants du midi de l'Europe : Buzia, Bugea, Buzana (1).

Bugia,

Cette digression sur l'étymologie du nom de Bedjaïa,— Bougie, fournie par les lettrés indigènes, devait nécessairement trouver ici sa place. Elle semble nous avoir écarté du sujet que nous avions commencé à traiter, tandis qu'elle en est réellement le complément. Sous la forme d'un jeu de mots, elle nous révèle une particularité qui, si elle était exacte, comblerait une lacune regrettable de l'histoire, puisqu'elle se rattache à la destinée inconnue de la ville de Saldæ et de ses habitants, pendant les premiers siècles de la domination musulmane en Afrique.

Toute légende, nous venant de gens doués d'une imagination aussi capricieuse et aussi enclins au merveilleux que le sont généralement les lettrés indigènes, peut être contestée; il est même du devoir de l'historien de signaler combien les indigènes se complaisent volontiers dans ces conceptions chimériques; mais il convient de reconnaître aussi que leurs fables traditionnelles cachent, parfois, certaines lueurs de vérité précieuse qu'il importe de ne pas laisser échapper.

(1) Il est admis que, de ces noms de Bugia et Buzana, dérivent ceux, aujourd'hui usuels, de bougie et de basane. A Bougie, on a toujours vendu beaucoup de cire; la candela di Bugia jouissait, au moyen-âge, d'une certaine renommée en Europe.

Les cuirs et peaux de Bougie ou Buzana étaient également l'objet d'un grand commerce, d'où est venu le nom de basane. C'est ainsi que les cuirs du Maroc ont été appelés maroquins.

La prise de Bougie, une première fois, en 670, par Okba, puis en 708, par Moussa Ibn Nacer, n'est, à ma connaissance, constatée par aucun document authentique. C'est donc, à mon avis, un fait erroné, et je dirai même que les historiens européens qui l'ont avancé, ont commis l'erreur de confondre le nom de Bougie, Bedjaïa, — avec celui de Baghaïa, localité située au pied des montagnes de l'Aurès, ou bien avec celui de Bedja, ville de la Tunisie (1), qui, à plusieurs reprises, furent en effet enlevées d'assaut ou pillées par les Arabes des premières invasions, comme le raconte du reste, fort en détail, l'historien Ibn Khaldoun.

Les deux conquérants arabes auxquels on a attribué si bénévolement la prise de Bougie, ou plutôt de la Saldæ romaine, malgré leurs prodigieuses victoires en pays de plaine, n'auraient pas commis l'imprudence de s'aventurer avec leur cavalerie dans des montagnes d'un accès difficile, peuplées surtout par la race la plus vaillante de l'Algérie, et qu'a dominé, à toute époque, l'amour le plus ardent de l'indépendance. L'inviolabilité dont jouit le pays de Bougie pendant la première période de la conquête musulmane, semble d'autant plus confirmée, que, trois siècles plus tard, le prince Hammadite El-Mansour, ne pouvant résister dans son château fort de la Kalâa, aux attaques incessantes des Arabes nomades, vint se retirer à Bougie, fondée par son père En-Nacer, parce que, dit l'historien Ibn Khaldoun, « la difficulté des chemins mettait cette ville à l'abri de leurs alla

(1) Baghaïa, — Baraï,— ancienne ville romaine, située au pied des derniers contreforts de l'Aurès, à l'ouest de Theveste.

Bedja, l'ancienne Vacca de Salluste, située à 16 lieues ouest de Tunis.

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ques. » N'anticipons pas sur les événements, mais ajoutons que Marmol commet aussi la même erreur, en disant qu'en l'an 330 de l'hégire (941 de J.-C.), Bougie, qui possédait dans ses murailles vingt mille édifices et cent mille habitants, fut prise et ruinée par le khalife de Kairouan, El-Kaïm.

Lui aussi a confondu Bedjaïa, Bougie, avec Bedja ou Beghaïa, dont nous avons déjà indiqué la position respective, et que se disputaient, en effet, à cette époque, les partisans de l'agitateur Abou Yezid et les troupes du khalife El-Kaïm. Cette grande révolte, racontée tout au long par Ibn Khaldoun et d'autres historiens, eut surtout pour théâtre le territoire de la régence actuelle de Tunis. Dans la province de Constantine, elle ne gagna sérieusement que la partie orientale et méridionale. C'était la première manifestation de la race berbère à ressaisir l'empire de l'Afrique, et il est possible que les Kabiles des montagnes de Bougie aient participé à cette guerre nationale; mais aucune hostilité n'eut lieu dans leur pays, et si Bougie avait appelé sur elle les rigueurs du khalife, les historiens arabes n'auraient pas négligé de mentionner ce nouvel exploit de leurs guerriers, comme ils l'ont fait pour tant d'autres villes emportées d'assaut. Ibn Hammad n'en parle pas non plus dans sa chronique: mieux que personne, il connaissait cependant les événements de sa patrie, puisqu'il est admis que cet écrivain était l'un des membres de la famille des Sanhadja Hammadites qui régna à Bougie. Comme on le verra du reste plus loin, le chef berbère Ziri ben Menad, au lieu de résister au khalife qui s'avançait de son côté, lui offrit au contraire son concours pour combattre l'agitateur Abou Yezid, cause de cette

grande révolte. Le khalife n'eut qu'à se louer, en cette circonstance, de l'attitude des Sanhadja, qui contribuèrent à la capture d'Abou Yezid. Loin de porter la dévastation chez les Berbères de cette région, il les combla de cadeaux et d'honneurs.

Une certaine similitude entre Bedjaïa et Bedja ou Beghaïa, à laquelle ne se méprendrait pas aujourd'hui un orientaliste tant soit peu attentif, a causé cette première erreur de Marmol, que d'autres ont ensuite répétée de confiance. Mais, faute d'éléments de contrôle, il a commis, en outre, un anachronisme, en attribuant à Bougie, en l'an 941, comme ville monumentale et populeuse, une importance qu'elle ne commença à acquérir qu'un siècle plus tard, sous les princes de la dynastie Hammadite, ainsi que nous aurons bientôt à le raconter.

D'après l'historien Ibn Khaldoun, c'est en l'an 460 (1067-8) que le sultan En-Nacer s'empara de la montatagne de Bougie et y fonda une ville, à laquelle il essaya vainement de donner son nom. Il n'est nullement question de l'antique Saldæ, ce qui fait supposer qu'à celle époque cette cité était déjà tombée en ruines ou n'avait plus guère d'importance.

Depuis l'invasion arabe, plus de trois siècles s'étaient écoulés; qu'étaient devenus pendant cette période les citoyens de Salda? Si nous devons ajouter foi à la légende que nous avons rapportée plus haut, ils auraient reçu parmi eux leurs frères chrétiens de Constantine, de Setif et autres, fuyant devant le flot de l'invasion arabe. Ce noyau de population, d'origines diverses, était assez considérable pour que les Arabes conquérants lui donnassent le nom de Bekaïa, le restant, les survivants.

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