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Nous avons laissé les Ourfeddjouma maîtres de Kaïrouan et se livrant à toutes les violences, dans l'ivresse de leur succès. L'excès du mal, ou peut-être la jalousie des autres Berbères, allait amener une réaction. Les Houara, soulevés à la voix d'un Arabe nommé Abou-l'Khattab-el-Moafri, firent alliance avec des tribus zenètes voisines et vinrent s'emparer de Tripoli. Ces tribus étaient kharedjites-éïbadites. Abou-l'Khattab ayant marché sur Kaïrouan, rencontra Abd-el-Malek qui s'était avancé au devant de lui, le défit et le tua dans une sanglante bataille et s'empara de Kaïrouan. Les Ourfeddjouma et Nefzaoua, restés dans le pays, furent tous massacrés; ils occupaient la capitale depuis quatorze mois (758-59)'.

Abou-l'Khattab nomma Abd-er-Rahman-ben-Rostem gouverneur de Kaïrouan; puis il rentra à Tripoli et, de là, établit son autorité sur toute la partie orientale de l'Ifrikiya. C'était le triomphe de la race berbère et du culte kharedjite-éïbadite; après le Magreb, après l'Espagne, l'Ifrikiya secouait le joug des Arabes, et l'on ne comprendrait pas pourquoi le khalifat abandonnait ainsi les provinces de l'Ouest, si l'on ne savait que l'Orient était encore le théâtre de troubles provoqués par des sectaires.

Défaite des KiaREDJITES PAR IBN-ACHATH.— En 760, Mohammedben-Achath, gouverneur de l'Egypte, fit marcher contre les rebelles de l'Ifrikiya une armée commandée par le général Aboul'Haouas; mais Abou-l Khattab, chef des éïbadites, sortit à sa rencontre et lui infligea une défaite complète, au lieu dit Mikdas, au fond de la grande Syrte.

A la nouvelle de ce désastre, le khalife El-Mansour résolut d'en finir avec les rebelles d'Occident. Il nomma Ibn-Achath lui-même au gouvernement de l'Afrique et lui envoya une armée de quarante mille hommes fournie par les colonies militaires de Syrie, et plusieurs officiers distingués, parmi lesquels El-Ar beb-benSalem qui devait prendre le commandement dans le cas où la campagne serait fatale au gouverneur. En 761, l'armée partit pour le Magreb.

Abou-l'Khattab, au courant de ces préparatifs, avait appelé les Berbères aux armes, et un grand nombre de contingents houarides et zenètes étaient accourus sous ses étendards. Il vint alors prendre position à Sort, pour barrer le passage à l'ennemi, et y fut rejoint par Ibn-Rostem, lui amenant les guerriers de la Tunisie. Un im

1. Ibn-Khaldoun, t. I, p. 220 et suiv. En-Nouéïri, p. 373. El-Kaïrouani, p. 77. 2. 20.000, selon El-Adhari.

mense rassemblement, que les auteurs arabes portent à deux cent mille hommes, se trouva ainsi formé. Ibn-Achath n'osa pas se mesurer contre de pareilles forces et se contenta de rester en observation, attendant une occasion favorable. La désunion, si fatale aux Berbères, vint alors à son secours. A la suite d'un crime commis sur un Zenète, la discorde éclata entre ses contribules et les Houara. Les Zenètes crièrent à la trahison et parlèrent de se retirer, et l'armée berbère désunie perdit la confiance en elle-même.

Ibn-Achath profita habilement de la situation: après avoir laissé croire qu'il allait attaquer les Berbères, il fit courir le bruit qu'il était rappelé en Orient, leva précipitamment son camp et se mit en retraite. A cette vue, un grand nombre de Berbères reprirent la route de leur pays, tandis que les autres suivaient l'armée arabe. Pendant trois jours, Ibn-Achath continua son mouvement de retraite, suivi à distance par les Kharedjites, dont le nombre diminuait constamment, et qui négligeaient les précautions usitées en guerre. Mais le quatrième jour, au matin, Ibn-Achath, qui était revenu sur ses pas pendant la nuit, à la tête de ses meilleurs guerriers, fondit sur le camp berbère plongé dans la sécurité. En vain. Abou-l'Khattab essaya de rallier ses soldats, qui, surpris dans leur sommeil et n'ayant pas eu le temps de s'armer, fuyaient dans tous les sens. En un instant le camp fut pillé et l'armée mise en déroute. Les Arabes passèrent au fil de l'épée tous les Kharedjites qu'ils purent atteindre. Abou-l'Khattab et, dit-on, quarante mille Berbères restèrent sur le champ de bataille.

Ibn-Achath rétablit a KaïROUAN LE SIÈGE DU GOUVERNEMENT. Sans perdre un instant, Ibn-Achath se mit en marche sur Tripoli, tandis qu'il envoyait un de ses lieutenants poursuivre les Houara jusqu'au Fezzan. Les contingents zenèles s'étant ralliés et ayant voulu faire tête furent mis en déroute, et rien ne s'opposa plus à la marche des Arabes. Après s'être emparé de Tripoli sans coup férir, Ibn-Achath s'avança vers Kaïrouan. Abd-er-Rahman-benRostem avait essayé d'y rentrer après la défaite des Kharedjites, mais la population de la ville l'ayant repoussé, il avait dû continuer sa route vers l'ouest.

Ibn-Achath fut reçu à Kaïrouan comme un libérateur (fin janvier 762). Il compléta la pacification de l'Ifrikiya, extermina les Kharedjites et les força à la fuite ou à l'abjuration. Le général ElAr'leb, envoyé par lui dans le Zab, fut chargé de faire rentrer les populations zenètes dans l'obéissance.

Le siège du gouvernement rétabli à Kaïrouan, l'autorité abbasside régna de nouveau sur l'Ifrikiya. Ibn-Achath s'appliqua à faire

disparaître les traces des dévastations commises par les Kharedjites à Kaïrouan; il entoura la ville d'une muraille en terre épaisse de dix coudées et compléta cette fortification d'un large fossé. Les habitants rentrèrent dans la capitale, qui brilla d'une nouvelle splendeur.

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FONDATION DE LA DYNASTIE ROSTEMIDE A TIHARET. Cependant Abd-er-Rahman-ben-Rostem, ayant continué sa route vers l'ouest, atteignit Tiharet, où il fut rejoint par un grand nombre de kharedjites des tribus de Nefzaoua, Louata, Houara et Lemaïa. Il se fit reconnaître par eux comme chef, et avec leur aide jeta les fondements d'une nouvelle cité sur le versant du Djebel-Guezoul. Cette ville, qui fut nommée Tiharet la neuve, reçut sa famille et ses trésors et devint la capitale de sa dynastie et le centre du kharedjisme éïbadite (761). Ainsi un nouveau royaume berbère indépendant était formé dans le Mag`reb central 2.

Dans le Rif marocain, la ville de Nokour avait été fondée quelques années auparavant par un chef arabe, Salah-ben-Mansour, qui en avait fait un centre religieux orthodoxe. Les tribus r'omariennes des environs, après avoir accepté sa foi, lui avaient constitué une population de sujets dévoués qui avaient conservé le culte orthodoxe, entre les hérétiques Berg'ouata et les kharedjites3.

GOUVERNEMENT D'EL-ARLEB-DEN-SALEM.- Ibn-Achath gouvernait depuis près de quatre ans l'Ifrikiya, appliqué à rétablir la bonne marche de l'administration et à faire disparaître les traces de la guerre, lorsqu'une révolte de sa propre milice, composée en majorité de modhèrites, tandis qu'il était yéménite, le força à descendre du pouvoir (mai 765). Un certain Aïssa-ben-Moussa, milicien khoraçanite, fut élu à sa place par les soldats; mais le khalife El-Mansour, tout en ratifiant la déposition d'Ibn-Achath, envoya le diplôme de gouverneur à El-Arleb-ben-Salem, qui était resté à Tobna, afin de garder la frontière méridionale contre les entreprises des tribus zenètes. Il lui traça des instructions fort sages, lui recommandant de ménager la milice, sa seule force au milieu. des Berbères, et de combattre ceux-ci sans relâche. El-Arleb chassa du palais le gouverneur d'un jour et, s'étant emparé du pouvoir, donna tous ses soins à la mise en pratique des instructions du khalife; mais il avait à lutter contre une double difficulté:

1. El-Kairouani, p. 78. El-Bekri, p. 24 du texte arabe.

2. Ibn-Khaldoun, t. I, p. 341 et suiv.

3. Ibid., t. II, p. 137 et suiv.

l'indiscipline de la milice, qui se sentait toute-puissante, et l'esprit de révolte des Berbères surexcité par le fanatisme religieux.

Nous avons vu précédemment que les Beni-Ifrene, sous l'impulsion de leur chef Abou-Korra, avaient fondé une sorte de royaume indépendant à Tlemcen. Les guerres civiles, qui depuis longtemps absorbaient les forces des Arabes, avaient favorisé le développement de la puissance des Beni-Ifrene. La présence d'ElAr'leb dans le Zab avait contenu les Zenètes, mais, en 767, AbouKorra leva l'étendard de la révolte et, après avoir forcé ses voisins à accepter la doctrine sofrite (kharedjite), il les entraîna vers l'est par les chemins des hauts plateaux à la conquête de l'Ifrikiya.

El-Arleb marcha contre lui, à la tête de ses meilleurs soldats, mais les Berbères ne l'attendirent pas et cherchèrent un refuge vers l'ouest. Le général arabe était parvenu dans le Zab et voulait poursuivre les rebelles jusqu'au fond du Mag`reb, lorsque ses troupes se mutinèrent et refusèrent péremptoirement de le suivre; puis elles rentrèrent en débandade à Kaïrouan, le laissant seul avec quelques officiers dévoués.

Dans l'est, la situation était grave: à peine le gouverneur avaitil quitté l'Ifrikiya, que le commandant de Tunis, El-Hassan-benHarb, s'était mis en état de révolte et avait chassé de Kairouan le représentant du gouverneur. El-Ar'leb, accouru en toute hâte, réunit à Gabès tous ses adhérents et se mit en marche sur Kaïrouan. On en vint aux mains non loin de la ville et la bataille se termina par la défaite et la fuite d'El-Hassan. Le gouverneur rentra ainsi en possession de sa capitale; mais bientôt son compétiteur, qui avait formé une nouvelle armée à Tunis, revint lui livrer bataille sous les murs mêmes de Kaïrouan. Après une lutte acharnée, dans laquelle El-Arleb trouva la mort, les rebelles furent complètement écrasés. El-Mokharek, qui avait pris le commandement après la mort du gouverneur, poursuivit les fuyards dans toutes les directions: peu après El-Hassan, qui avait d'abord trouvé un asile chez les Ketama, fut mis à mort (sept. 767)1.

En mars 768,

GOUVERNEMENT D'OMAR-BEN-HAFS, DIT HAZARMED. Omar-ben-Hafs, surnommé Hezarmed2, désigné par le khalife comme gouverneur de l'Ifrikiya, arriva à Kaïrouan à la tête de cinq cents cavaliers et fut reçu par les notables de la ville, sortis à sa rencontre. Quelque temps après, il se rendit dans le Zab, afin d'y maintenir la tranquillité et de relever les murs de Tobna, selon les

1. Ibn-Khaldoun, t. I, p. 220. En-Nouéiri, p. 377 et suiv. 2. Ce mot signifie mille hommes en persan.

ordres du khalife. Cette position couvrait le sud contre les entreprises des Zenètes.

A peine le gouverneur se fut-il éloigné de la Tunisie, que les tribus de la Tripolitaine se révoltèrent, en prenant comme chef Abou-Hatem-Yakoub. Un corps de cavalerie, envoyé contre eux. par le commandant de Tripoli, fut défait, et un renfort arrivé de Zab éprouva le même sort. En même temps le gouverneur avait à tenir tête à une attaque générale des Berbères du Mag`reb central, entraînés par Abou-Korra. Il détacha cependant son général Soléïman et l'envoya contre les rebelles de l'est; mais Abou-Hatem le vainquit près de Gabès et vint mettre le siège devant Kaïrouan, dont les fortifications l'arrêtèrent (771).

Dans le Zab, la situation d'Omar devenait fort critique; il s'était retranché à Tobna avec sa petite armée de cinq ou six mille cavaliers', et y était bloqué par des nuées de Kharedjites. AbouKorra avait amené quarante mille sofrites fournis par les BeniIfrene. Ibn-Rostem, seigneur de Tiharet, était là avec six mille Eïbadites; dix mille Zenètes éïbadites étaient commandés par ElMiçouer; enfin les Sanhadja, Ketama, Mediouna, etc., avaient donné des contingents. Omar, jugeant que le sort des armes ne lui offrait aucune chance de salut, employa la division et la corruption pour se débarrasser de ses ennemis. Il fit offrir à Abou-Korra un cadeau de 10,000 dinars (pièces d'or), à titre de rançon et, grâce à l'intervention du fils de celui-ci, que son envoyé sut intéresser par des cadeaux, il réussit à se débarrasser des Beni-Ifrene, qui formaient à eux seuls la moitié des assaillants2.

Tandis que l'armée kharedjite était démoralisée par la nouvelle de cette trahison, Omar envoya un corps de 1,500 hommes attaquer Ibn-Rostem, qui occupait Tehouda. Mis en déroute, le seigneur de Tiharet regagna comme il put sa capitale, avec les débris de ses troupes. Les autres contingents se retirèrent et, ainsi, se fondit ce grand rassemblement. Omar, ayant enfin le passage libre, sortit de Tobna, où il laissa un corps de troupes, et se porta, à marches forcées, au secours de Kaïrouan. Depuis huit mois, cette ville, étroitement bloquée, avait supporté les fatigues d'un siège et était livrée aux horreurs de la famine. La garnison, épuisée et décimée, soutenait chaque jour des combats pour repousser les assiégeants. Déjà un certain nombre d'habitants, considérant la

1. D'après le Baïan, il aurait eu avec lui un effectif de 15,500 hommes; mais les chiffres précédents, donnés par Eu-Nouéiri, paraissent plus probables.

2. Ibn-Khaldoun, t. I, p. 223, t. III, p. 200. En-Nouéiri, p. 379 et suiv.

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