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Envers ses sujets il était le plus équitable des princes; jamais il ne repoussa un plaignant qui demandait justice, et tous les vendredis, après la prière, il tenait une séance à laquelle tous les opprimés étaient invités, par proclamation, à se rendre. Il arriva souvent que personne ne se présenta à ces audiences, tant était grand le respect qu'on montrait pour le droit d'autrui. Il accabla du poids de sa sévérité les puissants et les riches : « Il n'est permis à personne, disait-il, excepté au prince, de mal faire ; et si on laisse croire à ces gens-là que leurs richesses peuvent leur servir de protection, tout le monde serait exposé à leur méchanceté et à leur violence. Si le souverain les épargne, cette indulgence les porte à lui résister et à conspirer contre lui. Quant aux sujets, ils sont le soutien de l'empire, et si l'on permet aux grands de les opprimer, le prince en a tous les désavantages et d'autres en retirent tout le profit. »

Pendant qu'il se tenait un jour dans la tribune (macsoura) de la mosquée de Raccada, deux hommes de Cairouan se présentèrent devant lui et lui exposèrent qu'ils s'étaient associés avec la Cida (maîtresse), nom par lequel ils désignaient la mère d'Ibrahîm, pour faire le commerce de chameaux et d'autres objets, et qu'elle leur avait retenu six cents dînars qui leur revenaient de droit. Il dépêcha aussitôt un eunuque chez sa mère pour lui faire part de cette plainte. Elle reconnut la dette, tout en s'excusant d'avoir retenu l'argent : « Il me restait, disait-elle, un compte à régler avec eux et, comme ils sont mes débiteurs, je garde cette somme en attendant la liquidation. » Ibrahîm envoya alors l'eunuque lui déclarer que si elle ne leur rendait pas l'argent, il les renverrait tous les trois devant (le cadi) Eïça-Ibn-Miskîn. Elle lui fit tenir la somme sur-le-champ, et il la remit aux plaignants en disant « J'ai rempli mon devoir en vous rendant justice; maintenant, allez régler vos comptes avec la Cîda ou bien vous. aurez affaire à moi. » Quand il avait la certitude qu'un membre de sa famille s'était rendu coupable d'une injustice, il le punissait

avec la plus grande sévérité. Son fils et ses officiers faisaient parcourir les rues et les caravansérails, tous les jeudis, par leurs esclaves et domestiques, afin de découvrir s'il y avait quelqu'un qui eût à se plaindre d'un acte d'oppression; aussitôt, ils l'amenaient chez ce prince ou bien chez un autre membre de la famille, afin que justice fût faite.

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Il répandait à grands flots le sang de ses compagnons et de ses chambellans. Une de ses concubines laissa tomber un mouchoir dont il se servait pour s'essuyer la bouche après avoir bu du nebîd (vin); quelque temps après, il le vit entre les mains d'un eunuque et, pour ce seul motif, il fit mettre à mort ce malheureux avec trois cents de ses camarades. Ce fut vraiment là le comble de la tyrannie et de l'injustice. Sur un simple soupçon, il fit décapiter son fils, Abou-'l-Aghleb, et il traita de la même manière huit de ses propres frères qui étaient à son service. L'un d'entre eux avait beaucoup d'enbonpoint et demandait grâce, mais Ibrahîm répondit qu'il ne pouvait faire une exception en sa faveur. Plus tard, il fit mourir ses propres filles et se porta à des méfaits tels qu'aucun prince ni émir n'en avaient jamais commis avant lui. Toutes les fois qu'une de ses concubines accouchait d'une fille, la mère d'Ibrahîm prenait soin de l'enfant à l'insu du père; elle en avait déjà élevé seize, quand, un jour, en le voyant de bonne humeur, elle lui dit : « Seigneur ! je désire vous montrer quelques jolies esclaves que j'ai élevées pour vous. >> - «Voyons, dit-il, faites-les venir. » Comme il les trouva belles, sa mère lui fit observer que l'une était sa propre fille par telle d'entre ses concubines, et l'autre sa fille par telle autre, les désignant toutes successivement. Il sortit quelque temps après et dit à un esclave nègre appelé Meimoun, qui lui servait de bourreau : « Va et apporte-moi les têtes de ces jeunes filles. » A cet ordre, l'esclave fut pénétré d'horreur, et son maître, voyant son hésitation, éclata en injures contre lui et le menaça de l'envoyer dans l'autre monde avant elles. Il alla done

les trouver, et, à sa vue, elles se mirent à pousser des cris, à pleurer et à demander grâce; cela ne leur servit à rien, il les tua, prit leurs têtes par les cheveux et revint les jeter aux pieds d'Ibrahîm. Il avait plus de soixante jeunes gens à chacun desquels il avait assigné un lit. Etant venu à apprendre que quelques-uns d'entre eux étaient allés, pendant la nuit, trouver les autres, il monta sur son trône, à la porte du château, et se les fit amener tous. Les uns avouèrent leur faute, les autres la nièrent; et un jeune garçon qu'il affectionnait beaucoup ayant été interrogé à son tour, répondit : « Seigneur ! il n'y a rien de vrai dans ce dont on nous accuse. » A peine eut-il prononcé ces paroles qu'Ibrahîm lui fit sauter la cervelle avec une massue de fer qu'il tenait à la main. Il donna ensuite l'ordre de chauffer des fours et il y fit jeter chaque jour cinq ou six de ces malheureux jusqu'à ce qu'il les eût fait tous périr. Il en fit fenfermer plusieurs dans la pièce la plus échauffée du bain, et les retint là jusqu'à ce qu'ils mourussent. Il donna la mort à ses propres filles et à ses concubines en leur faisant souffrir diverses espèces de supplices: il plaça les unes dans une chambre qu'il fit murer et les laissa ainsi mourir de faim et de soif; il en fit étrangler ou égorger d'autres, de sorte qu'il n'en laissa plus une seule au château. Il passa un jour chez sa mère qui se leva pour le recevoir : « Je veux manger avec vous », dit-il. Enchantée de cette marque de faveur, elle fit servir un repas, et le voyant en bonne humeur après avoir mangé et bu, elle lui dit : « J'ai élevé deux jeunes esclaves pour vous et je les ai réservées pour vos plaisirs ; car, depuis la mort de vos concubines, il y a déjà longtemps que vous ne vous êtes distrait; elles savent chanter les versets du Coran, et si vous voulez, je les ferai venir pour que vous puissiez les entendre.» « Faites », répondit-il. Elle donna l'ordre d'amener ces jeunes filles, et d'après son désir, elles se mirent à réciter le Coran d'une manière admirable. « Voulez-vous maintenant, lui dit la princesse, qu'elles vous récitent des vers ? » - « Oui. » — Elles chantèrent alors en s'accompagnant du luth et de la guitare, et déployèrent un grand talent. Ibrahîm commençait alors à sentir les effets du vin et se disposait à s'en aller

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quand sa mère lui dit : « Voulez-vous qu'elles vous suivent chez vous? elles se tiendront à la tête de votre lit et vous procureront des distractions: car il y a longtemps que vous êtes resté sans compagne. » — <«< Je le veux bien », répondit-il. Il se retira alors, suivi des deux jeunes filles, et en moins d'une heure, un esclave vint chez la mère d'Ibrahim, portant sur sa tête un plateau recouvert d'une serviette. Elle s'imagina que c'était un cadeau de la part de son fils: quand l'esclave déposa le plateau devant elle et enleva la serviette, que vit-elle ? les têtes de ces deux jeunes filles. Frappée d'horreur, elle jeta un cri et s'évanouit. Beaucoup de temps s'écoula avant qu'elle eut repris ses sens, et ses premières paroles furent des imprécations contre son fils.

On raconte d'Ibrahîm beaucoup d'autres faits analogues. Ce fut sous son règne que se montra Abou-Abd-Allah le Chîite, personnage dont nous donnerons l'histoire 1.

§ LII.

RÈGNE D'ABOU-'L-ABBAS-ABD-ALLAH, FILS D'IBRAHÎM, FILS D'AHMED, FILS DE MOHAMMED, FILS D'EL-AGHleb.

Abou-l-Abbas-Abd-Allah prit en mains le gouvernement de l'Ifrîkïa du vivant de son père, comme nous l'avons déjà dit, et par la mort de ce prince il se trouva en possession de l'autorité suprême. Son père, dont le caractère sanguinaire se plaisait au meurtre, n'épargnait personne, pas même les membres de sa famille; aussi Abou-'l-Abbas lui témoigna-t-il une obéissance et une soumission extrêmes, ce qui porta Ibrahîm à le distinguer honorablement et à le préférer à ses autres fils. Abou-'l-Abbas succéda à son père le lundi 17 de Dou-'l-Câda 289 (novembre 902), et il commença aussitôt à donner audience aux opprimés, à porter de (grossiers) habillements de laine et à gouverner avec justice et bonté. Ne voulant point habiter le château de son père, il fit l'acquisition d'une maison bâtie en briques, et il y demeura jusqu'à ce qu'il eût achevé l'hôtel qui porte encore son nom. L'appréhension de voir son fils Ziadet-Allah se révolter contre lui le décida à le faire emprisonner ainsi que plusieurs de ses officiers.

1. On trouvera dans le tome II et dans l'Histoire des Druzes de M. de Sacy une notice sur Abou-Abd-Allah.

la ccorda à Abou-'l-Abbas-Mohammed-Ibn-el-Asoued-es-Sedîni les places de cadi et gouverneur de Cairouan, et le chargea aussi de surveiller la conduite des agents du gouvernement et dés percepteurs de l'impôt. Dans l'exercice de ses fonctions, Es-Sedîni montra un grand zèle pour le maintien des bonnes mœurs et la suppression du vice; il déploya dans ses jugements une extrême sévérité contre les officiers du gouvernement, et il se montra plein de bonté envers les pauvres et les opprimés. Comme légiste, ses connaissances étaient assez bornées, ce qui l'obligeait à consulter très souvent les docteurs de la loi, et il ne prononça jamais un jugement qui fût contraire à l'avis du cadi Ibn-Abdoun. Toutefois, il professait ouvertement le faux dogme de la création du Coran', et cela suffisait pour le faire détester par le public. Abou-'l-Abbas n'avait régné que peu de temps quand il fut tué, pendant son sommeil, par trois de ses eunuques, à l'instigation de son fils Ziadet-Allah. Les assassins allèrent ensuite trouver le jeune prince, amenant avec eux un serrurier pour détacher ses fers; mais quand il s'entendit saluer comme chef de l'empire, il craignit que ces gens fussent des émissaires secrets de son père et repoussa leurs soins empressés. Alors il allèrent couper la tête d'Abou-'l-Abbas, et ils la lui apportèrent la même nuit. A la vue de cette preuve de leur véracité, il fit rompre ses fers et sortit de prison. L'assassinat d'Abou-'l-Abbas eut lieu la veille du mercredi 29 Chaban de l'an 290 (juillet 903) 2. Depuis le départ d'Ibrahîm pour la Sicile jusqu'à sa mort, Abou-'l-Abbas avait régné un an et cinquante-deux jours; et à partir de l'époque où la mort de son père le rendit maître absolu de l'empire jusqu'au moment où il succomba lui-même, il avait régné neuf mois et treize jours. Il était remarquable pour sa bravoure, ses talents militaires et son habileté en dialectique. Dans cette dernière science il avait eu pour maître Abd-Allah-bn-el-Acheddj.

1. Les musulmans orthodoxes considèrent le Coran comme incréé, en lant qu'il est la parole éternelle de Dieu.

2. Abou-l-Abbas fut assassiné à Tunis. Il s'était hautement distingué par son esprit cultivé, sa bravoure, sa justice et son habileté comme militaire. (Ibn-el-Athir.)

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