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§ XI.

GUERRE DE HASSAN AVEC LA KAHENA; DÉVASTATION DE
L'IFRIKÏA, ET MORT DE LA KAHENA.

L'historien dit : Hassan demanda alors quel était le prince le plus puissant qui restait encore en Ifrîkïa, et on lui désigna une femme qui gouvernait les Berbères, et qui était généralement connue sous le nom d'El-Kahena'. « Elle demeure, dirent-ils, au Mont-Auras; elle est d'origine berbère, et depuis la mort de Koceila, les Berbères se sont ralliés à elle. » Cette femme prédisait l'avenir, et tout ce qu'elle annonça ne manqua pas d'arriver. On lui parla encore de la puissance qu'elle exerçait, en l'assurant que la mort d'une personne aussi redoutable pourrait seule mettre un terme aux révoltes des Berbères. La Kahena, avertie que Hassan s'était mis en marche pour l'attaquer, fit démolir la forteresse de Baghaïa, dans la pensée que c'était à la possession des places fortes que visait le général musulman. Hassan s'avança pourtant contre elle sans se soucier de ce qu'elle venait de faire, et il lui livra bataille sur le bord de la rivière Nîni. Après un combat acharné, les musulmans furent mis en déroute; un grand nombre d'entre eux perdit la vie, et plusieurs des compagnons de Hassan furent faits prisonniers. La Kahena les traita avec bonté, et les renvoya tous, à l'exception de Khaled-Ibn-Yezîd de la tribu de Caïs, homme distingué par son rang et par sa bravoure, qu'elle adopta pour fils 2. Hassan évacua alors l'Ifrîkïa, et écrivit à Abd-el-Mélek pour l'informer de sa position. Le khalife répondit à sa lettre en lui enjoignant de rester où il était jusqu'à nouvel ordre; aussi Hassan demeura dans la province de Barca pendant cinq ans. L'endroit où il s'était établi reçut le nom de Cosour Hassan (les châteaux de Hassan). La Kahena, devenue maîtresse de toute l'Ifrîkïa, tyrannisa les habitants de ce pays. A la fin, Abd-el-Mélek envoya à Hassan des

1. En arabe le mot kahena signifie devineresse; en hébreu kohen veut dire prêtre. Ibn-Khaldoun nous apprend que cette femme professait le judaïsme.

2. Khaled témoigna sa reconnaissance de cette faveur en ouvrant une correspondance secrète avec Hassan, pour le tenir au courant de toutes les démarches de la Kahena.

troupes et de l'argent, avec ordre de rentrer en Ifrîkïa. A son approche, la Kahena dit à son peuple: « Les Arabes veulent s'emparer des villes, de l'or et de l'argent, tandis que nous, nous ne désirons posséder que des champs pour la culture et le pâturage. Je pense donc qu'il n'y a qu'un plan à suivre : c'est de ruiner le pays afin de les décourager. » Elle envoya donc ses partisans partout, afin de renverser les villes, démolir les châteaux, couper les arbres et enlever les biens des habitants. Abd-er-Rahman-Ibn-Zîad-Ibn-Anamrapporteque tout le pays, depuis Tripoli jusqu'à Tanger, n'était qu'un seul bocage et une succession continuelle de villages, et que tout fut détruit parcette femme. Quand Hassan s'approcha de l'Ifrîkïa, il eut le plaisir de voir les Roum venir à sa rencontre et implorer son secours contre la Kahena. Il se dirigea alors sur Cabes, dont les habitants vinrent au-devant de lui pour lui offrir une somme d'argent et faire leur soumission. Autrefois ils n'avaient jamais voulu admettre d'émir arabe dans leur ville aussi, Hassan leur donna pour gouverneur un jeune esclave'. De là il se rendit à Cafsa qui se soumit à son autorité, ainsi que Castîlïa et Nefzaoua.

Quand la Kahena vit approcher l'avant-garde arabe, elle fit venir ses deux fils, ainsi que Khaled-Ibn-Yezîd, et leur annonça qu'elle-même serait tuée, et que pour eux, ils devaient se rendre auprès de Hassan et solliciter leur grâce. Le général musulman accueillit les deux transfuges et les mit sous la sauvegarde d'un de ses officiers, puis il ordonna à Khaled de se porter en avant au galop. Les troupes arabes engagèrent avec celles de la Kahena un combat acharné, et le carnage fut si grand que tous s'attendaient à être exterminés; mais Dieu étant venu au secours des Musulmans, les Berbères furent mis en déroute, après avoir éprouvé des pertes énormes. La Kahena fut atteinte et tuée pendant qu'elle s'enfuyait. Les Berbères demandèrent grâce à Hassan, et obtinrent leur pardon, à la condition de fournir aux Musulmans un corps auxiliaire de douze mille hommes. Cette troupe fut aussitôt mise, par Hassan, sous les ordres des deux fils de la

1. Ou page. Le mot arabe rolam signifie garçon, domestique, jeune esclave blanc.

Kahena. Dès cette époque, l'islamisme se propagea parmi les Berbères. La guerre étant terminée de cette manière, Hassan revint à Cairouan, et réorganisa l'administration du pays 1.

Il fut déposé de son commandement par Abd-el-Azîz-IbnMerouan, gouverneur de l'Egypte et de l'Ifrîkïa, qui le rappela, lors de lamort d'Abd-el-Mélek et de l'avènement d'El-Ouélîd, fils de ce khalife 2. Abd-el-Azîz envoya en même temps quarante de ses principaux officiers pour avoir soin de tout ce qui se trouvait en la possession de Hassan; mais celui-ci, ayant deviné leur commission, cacha, dans des outres à eau, les pierreries, les perles et l'or qu'il avait entre les mains, et laissa ces outres exposées dans le camp; quant au reste du butin il le mit sous leurs yeux. Etant arrivé en Égypte, il alla voir Abd-el-Azîz et le pria de choisir deux cents des plus beaux esclaves, tant filles que garçons, qu'il aurait amenés avec lui. On dit que le nombre de ces captifs montait à trente-cinq mille. Abd-el-Azîz en prit tout ce qui lui convenait, ainsi que plusieurs chevaux appartenant au général. Hassan partit avec ce qui lui restait, et alla se plaindre à El-Ouélid-Ibn-Abd-el-Mélek. Ce khalife fut indigné de la conduite de son oncle, Abd-el-Azîz, et déclara qu'il avait agi sans autorisation. Hassan ordonna alors à ses gens de lui apporter les outres, et il les vida en présence d'El-Ouélid qui resta muet d'étonnement à l'aspect de tant de pierreries, de perles et d'or. << Commandant des croyants, lui dit-il, je suis parti avec l'unique intention de combattre dans la voie de Dieu, et je n'ai trahi mon devoir ni envers lui, ni envers le khalife. »> — «< Retourne dans

1. Rentré à Cairouan, Hassan y bâtit la grande mosquée, organisa des bureaux pour l'administration civile et militaire, et soumit au kharadj les étrangers qui se trouvaient encore en Ifrikïa ainsi que cette portion des Berbères qui, à l'instar de ceux-là, avaient continué à professer la religion chrétienne. La plupart de ces Berbères appartenaient à la branche de Bernès. (Ibn-Abd-el-Hakem). D'après En-Noweiri, la grande

mosquée fut bâtie par Ocba.

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2. Abd-el-Azîz mourut en l'an 85, et El-Ouélid monta sur le trône en 86; En-Noweiri a probablement confondu Abd-el-Aziz avec son neveu et successeur, Abd-Allah-Ibn-Abd-el-Mélek. Selon Ibn-Abd-el-Hakem, Hassan fut rappelé par le khalife Abd-el-Mélek, en l'an 76.

ton gouvernement, lui répondit El-Ouélîd, et sois assuré de ma bienveillance.»-Hassan reprit : « Je jure que jamais je n'accepterai plus un commandement sous la dynastie oméïade! » Par sa fidélité et sa probité, Hassan s'était acquis le titre d'EsCheikh-el-Emin (le vieillard intègre). Il eut pour successeur Mouça-Ibn-Noceir.

§ XII.

GOUVERNEMENT DE MOUÇA-IBN-NOCEIR.

Sur le refus de Hassan, El-Ouélîd écrivit à son oncle Abd-elAzîz d'envoyer en Ifrîkïa Mouça-Ibn-Noceir1, et il lui signifia que cette province serait indépendante de celle de l'Égypte, et qu'elle relèverait immédiatement du khalife?.

Aussitôt que Mouça fut arrivé à sa destination, il déposa Saleh 3, lieutenant de Hassan, et ayant appris qu'il se trouvait sur les frontières une foule de gens qui s'étaient soustraits à l'obéissance, il envoya contre eux son fils Abd-Allah, qui les défit dans une bataille et ramena à son père cent mille prisonniers. Son second fils, Merouan, qu'il avait envoyé d'un autre côté, rentra également avec cent mille prisonniers. Mouça, lui-même, marcha dans une autre direction et revint avec le même nombre de captifs. « Ce jour-là, dit El-LeithIbn-Sâd, le quint légal montait à soixante mille prison

1. Au rapport d'Ibn-Açaker, dans son histoire biographique de Damas (manuscrit de la bibliothèque d'Atef-Pacha, à Constantinople), le nom du père de Mouça est la forme diminutif de Nasr, ce qui montre qu'on le prononçait Noceir et non pas Nacir.

2. Nous venons de faire observer qu'Abd-el-Azîz mourut avant l'avène ment d'El-Ouélid. En-Noweiri s'est done trompé ici de nouveau. IbnAbd-el-Hakem dit que la nomination de Mouça au gouvernement de l'Afrique eut lieu en 78 ou 79 (697-9); Ibn-Açaker la place en 79, et nous lisons dans le Nodjoum qu'en l'an 84 Mouça avait fait de grandes conquêtes dans ce pays et ramené cinquante mille prisonniers. Il est donc évident que la date de 96, indiquée par En-Noweiri et Ibn-Khaldoun (dans l'histoire des émirs arabes), est inexacte.

3. Abou-Saleh, selon Ibn-Abd-el-Hakem.

niers, chose inouïe depuis l'établissement de l'islamisme 1. » Mouça fit alors une expédition vers Tanger, avec le dessein d'attaquer les Berbères qui se trouvaient dans cette contrée. Comme ils prirent la fuite à son approche, il les poursuivit l'épée dans les reins, jusqu'à ce qu'il parvînt à Es-Sous-elAcsa. Les Berbères n'osaient lui opposer aucune résistance, et tous firent leur soumission pour éviter la mort. Il leur donna alors un chef de son choix, et il accorda à son affranchi, Tarec-Ibn-Zîad, le gouvernement de la ville et la province de Tanger, avec le commandement d'un corps de cavaliers berbères. Un petit nombre d'Arabes resta avec eux pour leur apprendre le Coran et les devoirs de l'islamisme. Rentré en Ifrîkïa, Mouça passa auprès du château de Meddjana dont la garnison fit quelque résistance, et il y laissa Bichr, fils d'un tel?, pour en faire le siège. Bichr emporta la place, qui fut nommée dans la suite Calât-Bichr (le château de Bichr). Il ne se trouva plus alors en Ifrîkïa, ni Berbères, ni Grecs disposés à la résistance 3.

1. On a déjà vu que les renseignements les moins croyables au sujet des guerres des Arabes en Afrique sont donnés sur l'autorité d'El-LeithIbn-Sâd. Ce célèbre traditioniste et docteur de la loi naquit en Egypte, l'an 92 (710-11), et mourut en 175 (791-2). Possesseur d'une grande fortune, il en fit, dit-on, le plus noble usage. Une de ses filles devint l'épouse d'Ibrahîm-Ibn-el-Aghleb, fondateur de la dynastie aghlebide.

2. Il faut probablement lire Bosr, fils d'Arta. (Voyez ci-devant, page 308.)

3. Ibn-Khaldoun raconte, dans son histoire des émirs arabes de l'Afrique, que Mouça envoya son fils Abd-Allah contre l'ile de Maïorque et que celui-ci en rapporta un grand nombre de prisonniers et un riche butin. Mouça soumit le Derá, assiégea Tafilelt et fit passer son fils dans le Sous. Les Berbères firent leur soumission, et les tribus masmoudiennes donnèrent des otages. Ceci eut lieu en 88 (707). Mouça assigna aux otages, pour résidence, la ville de Tanger. Selon l'auteur du Baïan, Mouça commença par soumettre les Berbères du territoire de Zaghouan; ensuite, en 84, il attaqua les Hoouara, les Zenata, les Ketama, et leur fit cinq mille prisonniers. En 86, son amiral Abbas (ou Aiyach) -Ibn-Akhial surprit et pilla la ville de Syracuse.

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