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La fidélité aux promesses, aux traités, est poussée si loin par les Touareg, qu'il est difficile d'obtenir d'eux des engagements et dangereux d'en prendre, parce que, s'ils se font scrupule de manquer à leur parole, ils exigent l'accomplissement rigoureux des promesses qui leur sont faites. Il est de maxime chez les Touâreg, en matière de contrat, de ne s'engager que pour la moitié de ce qu'on peut tenir, afin de ne pas s'exposer au reproche d'infidélité. Comme tous les autres musulmans, ils subordonnent bien leur exactitude à la volonté de Dieu, mais ils ne spéculent pas sur cette réserve.

Quand un targui quitte sa famille pour aller en voyage, il confie à son voisin l'honneur de sa maison, et le voisin venge les affronts faits à l'absent avec plus de rigueur que s'il s'agissait de lui-même.

La patience, la résignation et la fermeté des Touareg dans la misère, peuvent être égalées, mais non surpassées: car, sans ces vertus, comment pourraient-ils vivre au milieu de déserts où l'on ne voit souvent ni une plante, ni le plus petit des animaux?

Je n'ose pas affirmer les qualités du cœur des Touareg, dans les termes qu'Ebn-Khaldoûn employait en parlant des Berbères, au temps de la plus grande puissance de cette race, parce que, dans plus d'une circonstance, je les ai vus emportés, vindicatifs, indifférents aux souffrances des autres. Cependant, au fond, il faut que les nobles soient bons envers leurs serfs et leurs esclaves, pour que ceux-ci ne se révoltent pas, ne les abandonnent pas. Et puis, là où il n'y a rien, la charité, comme le roi, perd ses droits. Chez les Touareg, nobles et serfs, riches et pauvres, se serrent le ventre avec une ceinture quand il n'y a plus de vivres au logis, et vont dans les champs disputer aux troupeaux les quelques plantes qui peuvent entretenir leur existence. La générosité, dans ce cas, serait une vertu plus qu'humaine.

Les capacités industrielles des Touareg sont encore à la hauteur de celles des autres Berbères. Ils ne sont pas riches en matières premières, mais ils approprient à leurs besoins tout ce qu'ils ont sous la main.

Quant à la haine de l'oppression, elle est encore aussi vivace chez eux qu'aux plus beaux jours de la puissance des Berbères, car c'est leur amour de l'indépendance qui les a conduits et les maintient au désert.

Il est une qualité, spéciale aux Touareg, qu'Ebn-Khaldoûn ne mentionne pas et qui a une valeur réelle pour des hommes perdus dans

l'immensité des déserts; je veux parler de leur aptitude aux grands voyages, au milieu de dangers de toute nature. Essentiellement cosmopolite, le targui passe sans transition du climat sain de ses montagnes dans les marécages de l'Afrique centrale, d'une température quelquefois au-dessous de zéro à celle de la zone torride, d'un pays où il pleut rarement dans des contrées où les pluies tropicales amènent des déluges d'eau. Dans ces pérégrinations, il résiste à des épreuves qui tuent les animaux les plus robustes.

J'ajouterai encore que le mensonge, le vol domestique et l'abus de confiance sont inconnus des Touareg.

Un targui a-t-il commis un crime, il fuira; mais, s'il est pris, il l'avouera, dût sa vie dépendre de son aveu.

Un targui arme-t-il en course et fait-il huit cents kilomètres pour aller enlever au pâturage du bétail appartenant à une tribu ennemie; s'il rencontre en chemin des marchandises ou des vivres déposés par une caravane, il les respectera. Jamais il ne pénétrera dans une tente ou dans un bivac pour y prendre quoi que ce soit.

Confie-t-on à un targui des marchandises, de l'argent, pour les porter d'une ville dans une autre, il aura beau, à mi-chemin, séjourner dans sa tente; ni lui, ni sa femme, ni ses enfants, fussent-ils dans le plus grand dénûment, n'y toucheront.

Prête-t-on sur parole, même sans témoin, de l'argent à un targui, il le rendra, fût-ce vingt ans après, s'il lui a fallu ce temps pour réaliser la somme empruntée, et il passera trois mois sur les routes pour aller la restituer. Si le prêteur est mort, la dette est remboursée à ses héritiers, et si l'emprunteur meurt insolvable, ses enfants tiennent à honneur de payer dès qu'ils pourront.

Il est bien entendu qu'il ne s'agit pas ici de ces dons, déguisés sous le nom de prêts, que les Touareg sollicitent souvent de leurs clients, voyageurs ou commerçants, en sus du prix de protection stipulé.

Un targui meurt-il en voyage, ses compagnons de caravane acceptent, ipso facto, le mandat de gérer ses affaires au mieux de ses intérêts, et, au retour, ils rendent un compte fidèle de leurs opérations à ses héritiers.

Un peuple qui a de telles qualités, au milieu de quelques défauts inséparables de l'humanité, ne mérite pas la réputation que lui ont faite des écrivains renseignés par ses ennemis.

Conservation de l'écriture berbère.

(Tefinagh.)

Depuis longtemps on savait que les plus anciens habitants de l'Afrique septentrionale se servaient de différents dialectes d'une langue à laquelle, sans la connaître, on avait donné le nom de langue berbère, comme on avait appelé Berbères ceux qui la parlaient. Des vocabulaires de divers dialectes avaient même été publiés, avant et depuis l'occupation de l'Algérie, par Venture, MM. Delaporte et Brosselard.

On savait aussi par Ebn-Khaldoûn que le Coran avait été traduit, au Maroc, de l'arabe en berbère, mais que cette traduction, écrite d'ailleurs avec les lettres de l'alphabet arabe, avait été détruite, la parole de Dieu ne pouvant, sans profanation, être exposée à être altérée par des traducteurs.

On savait, enfin, par la narration du voyage de Denham et Clapperton dans l'Afrique centrale, que le docteur Oudney, leur compagnon d'exploration, qui succomba dans le Soudan, avait recueilli, en 1822, un alphabet de dix-neuf lettres, au moyen duquel les Touâreg représentaient les mots de la langue de leur pays.

Depuis, nos découvertes en cette matière ont beaucoup progressé. Aujourd'hui nous possédons une Grammaire de la langue temâchek', par M. le chef de bataillon du génie, A. Hanoteau, avec un recueil de fables, d'histoires, de poésies, de conversations et de fac-simile d'écriture tefinagh et, de plus, les caractères typographiques qui ont été fondus pour composer ce remarquable ouvrage. Aussi quand, l'année dernière, les marabouts Touareg furent conduits à l'Imprimerie impériale, ont-ils été émerveillés de voir sortir des presses un magnifique tableau commémoratif de leur visite, imprimé en français et en tefînagh.

Plus récemment (1862), l'imprimeur Harrison, de Londres, a publié une seconde grammaire du même dialecte, Grammatical sketch of the temáhuq, par M. Stanhope Freeman, gouverneur de Lagos, ancien vice-consul britannique à Ghadamès.

Antérieurement, la Société biblique de Londres avait aussi publié dans la même langue quelques fragments des Écritures, d'après

James Richardson, mort depuis dans l'exploration dont M. le docteur Barth est le seul survivant.

Par quelle exception les Touareg, ces enfants perdus dans le désert, avaient-ils conservé l'écriture de leur langue, quand toutes les autres peuplades berbères du littoral méditerranéen avaient même perdu le souvenir de son ancienne existence?

L'invasion par les Arabes de tous les pays berbères, la conversion forcée à l'islamisme, la substitution de la langue du Coran à toute autre, la destruction même des traductions berbères du Livre saint, l'ardeur avec laquelle quelques-uns des nouveaux convertis se mirent à la tête du prosélytisme religieux, expliquent comment la langue arabe a partout remplacé, comme langue écrite, toutes celles antérieurement en usage dans le Nord du continent africain.

Carthage aussi avait vu de même sa langue et son écriture nationales, qui étaient celles des Phéniciens, effacées par le fanatisme politique, terribles exemples de ce que peut l'homme en matière de destruction quand la passion l'anime. Toutefois, au centre du Sahara, dans un de ces lieux arides où des hommes simples abri-' tent leur indépendance et où l'ambition des conquérants ne pénètre pas, il y avait des peuplades de la race vaincue, mais non asservie, qui purent conserver et transmettre à la postérité ce qui avait été anéanti avec tant de soin partout ailleurs.

Au nombre de quatre, ces peuplades, représentant les quatre fractions des Touareg, ont conservé la même écriture malgré la divergence de leurs dialectes parlés. Il y a bien quelques différences dans la forme donnée à certaines lettres, suivant les contrées; mais ces variantes n'ont rien d'étonnant. Dans toute langue écrite, quand l'imprimerie n'est pas là pour rappeler au type primitif, la forme des lettres varie à l'infini, suivant le caprice des maîtres et des copistes. Sous ce rapport, le tefinagh offre moins de types différents que les écritures de nos anciennes chartes, car les lettres modernes, à quelques exceptions près, sont les mêmes que celles de l'Inscription de Tugga, contemporaine de l'époque carthaginoise.

Tout est exceptionnel dans la conservation de cette écriture; car c'est principalement aux dames targuies que nous sommes redevables de ce miracle.

Miracle en effet! dans tout le continent africain, les femmes let

trées se comptent par unités, tandis que chez les Touareg presque toutes les femmes savent lire et écrire, dans une proportion plus grande même que les hommes.

Dès mon arrivée au milieu de leurs tribus, je manifestai le désir d'apprendre le temâhaq, et je demandai qui pourrait m'enseigner la lecture et l'écriture de cette langue. A mon grand étonnement, on m'apprit que l'enseignement du tefinagh était réservé exclusivement aux femmes, et quelques-unes s'offrirent pour me donner des leçons.

Pour me guider dans mes études, j'avais un exemplaire de la Grammaire temáchek' de M. Hanoteau. Cette circonstance me fit trouver, en station comme en voyage, autant de professeurs que je pouvais le désirer; car toutes les dames targuies voulaient voir, examiner, contrôler cette œuvre merveilleuse. Jamais livre en Europe n'a eu plus de succès. D'abord, il flattait l'amour-propre national; puis, il témoignait du grand intérêt que nous portons à tout ce qui concerne les peuples conservateurs de la langue temâhaq; il était imprimé sur beau papier, avec le luxe typographique de l'Imprimerie impériale; enfin, il contenait un recueil de fables, de poésies, d'histoires qui n'étaient pas toutes connues dans le pays et qui apportaient une grande distraction dans la vie monotone du désert.

J'ai lu la Grammaire de M. Hanoteau avec les Touareg, et je dois dire que le contrôle des linguistes du pays est tout en faveur de ce travail. Le seul reproche qu'on puisse lui adresser est d'avoir été fait loin des lieux où l'on parle le temâhaq, ce qui n'a pas permis à l'auteur de distinguer les différences propres à chaque dialecte. D'ailleurs le nom de temáchek' qu'il donne à l'idiome objet de ses études témoigne que M. Hanoteau a puisé principalement ses connaissances dans le dialecte du Sud; car celui du Nord porte le nom de temáhaq.

Chez les Azdjer, presque toutes les femmes savent lire et écrire, tandis qu'un tiers des hommes à peine est arrivé à ce degré d'instruction. La majorité sait mal, et il est facile, même à un Européen, de constater beaucoup de fautes; mais quelques-unes écrivent correctement et paraissent être guidées par de véritables règles.

On a publié plusieurs alphabets tefinagh plus ou moins complets. Les plus corrects sont ceux de MM. Richardson, Hanoteau et Freeman. Nonobstant, je crois utile de donner ici celui que j'ai recueilli dans mon voyage, en faisant remarquer toutefois que les différences

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